Page d'histoire : Erik Satie Honfleur (Calvados), 17 mai 1866 - Paris, 1er juillet 1925

Mal aimé, marginalisé par les institutions officielles en raison de ses extravagances provocatrices et de son « esthétique de la pauvreté », Erik Satie se retrouve aujourd’hui au panthéon de l’esprit français par son génie de l’ironie socratique en musique, son aspiration à une interaction des arts, et son talent d’écrivain pré-surréaliste, qui lui ont assuré peu à peu une reconnaissance auprès d’un public culturel très large.

L’homme et l’oeuvre sont inséparables. Satie a vécu au moins cinq vies musicales.

Après avoir perdu sa mère écossaise à sept ans et sa grand-mère noyée sur la plage, Erik Satie a vécu une jeunesse orpheline, égayée seulement par les histoires de son oncle fantaisiste, dit See-Bird, et les premières leçons de M. Vienot, organiste à l’église Saint-Léonard. Comme adolescent à Paris, le manque d’amour maternel et le mode de vie convenu de sa belle-mère susciteront chez lui une méfiance durable vis-à-vis des femmes et de la bourgeoisie. Bon pianiste, un peu paresseux et rêveur, Satie suit au Conservatoire de Paris les classes de piano d’Émile Descombes, puis de Georges Matthias, en analyse d’Antoine Taudou, pour en démissionner deux ans plus tard… Objecteur de conscience avant la lettre, il est dispensé de ses obligations militaires. Ayant rompu avec sa famille, il rejoint la bohème de Montmartre, où il mène une vie non-conformiste, légèrement anarchiste et copieusement arrosée. C’est dans les cafés, l’Auberge du Clou, où Debussy lui succédera, et le deuxième Chat Noir, qu’il élabore ces petites musiques qui ont fait le tour du monde, les Gymnopédies et les Gnossiennes, musiques laconiques, longuement ruminées, qui distillent nonchalamment la nostalgie cicatrisée d’un monde disparu et une sensualité légèrement anorexique, anti-wagnérienne. « Il recherchait les sons anciens, la pensée les avait tués », dira le compositeur américain John Cage… Ces oeuvres n’en possèdent pas moins une volonté de pouvoir sur les âmes, en imprimant plus qu’en exprimant des images sonores à prétention curative.

Satie n’eut de cesse de provoquer les institutions musicales tout en les sollicitant. Ainsi de ses candidatures infructueuses à l’Académie, ou à l’Opéra pour y faire jouer son ballet Upsud.

Entré dans un cycle de pauvreté durable, il quitte la capitale pour s’installer misérablement à Arcueil et entreprend une « deuxième vie musicale » en devenant conseiller artistique de la secte des Rose-Croix et ordonnateur de cérémonies religieuses. Anticlérical mais animé d’une spiritualité sincère, il écrit dans les années 1890 des oeuvres austères et touchantes, entrecoupées de silences… Sonneries de la Rose-Croix, Danses gothiques, Vexations (motif litanique à répéter huit cent quarante fois… !) et Le Fils des étoiles, sur un livret du Sâr Péladan, qu’il admirait. Plus ambiguës sont les expériences alchimiques et surtout la création solitaire de sa propre « Église », qui lui servait d’instrument « métaphorique » d’excommunication… Syndrome psychotique ou posture ? Le soir, Satie accompagne les vedettes des cafés et du music-hall, tels Paulette Darty et Vincent Hyspa, pour lesquels il compose de « rudes saloperies », bluettes sophistiquées, qui pourfendent par des textes désopilants la bêtise petite-bourgeoise : Je te veux, La Diva de l’Empire… Les Morceaux en forme de poire (1903), une de ses meilleures oeuvres, font la synthèse de sa période gymnopédique et de son style music-hall.

Après un « retour à l’école » (il s’inscrit à trente-cinq ans à la Schola cantorum où il suit les cours d’Albert Roussel et de Vincent d’Indy…), son discours plus contrapunctique s’étoffe. Maurice Ravel le sortira d’un oubli presque total en déclarant : « Il est le père de la musique moderne. » De 1910 à 1915 sa nouvelle vie musicale est celle d’une série de Pièces humoristiques, qui sont autant de pièges sémantiques, d’illusions auditives et de faux-semblants, auxquels s’ajoutent des intertextes iconoclastes et dadaïstes : Descriptions automatiques, Avant-dernières pensées, Embryons desséchés, Sonatine bureaucratique, Sports et Divertissements…

Après l’arrêt de ses projets pendant la guerre de 1914-1918, Satie vécut une cinquième et dernière vie musicale de plus en plus tournée vers une cinesthésie créatrice, nourrie par ses amitiés avec des poètes et des peintres : Cendrars, Derain, et surtout Picasso et Cocteau avec lesquels il élabore, grâce au soutien de Diaghilev, le ballet Parade (1917), influencé par le jazz et rempli d’incongruités instrumentales d’accent futuriste. En contradiction apparente, Satie compose le drame symphonique de Socrate et pose la première pierre d’une « musique d’ameublement », « foncièrement industrielle » et répétitive qui s’expose et s’imprègne en nous plus qu’elle ne s’écoute. Il patronne le groupe des Six, puis l’école d’Arcueil, tout en se sentant très proche du dadaïsme de Tristan Tzara.

De 1920 à sa mort, la vie de Satie se partage entre les salons du boulevard Saint-Germain (qui le font vivre), et la section radicale-socialiste d’Arcueil, tendance communiste. Le véritable projet de Satie était de nature politique. Il croyait à l’éveil des masses par une musique « à l’emporte-pièce », qu’illustre le ballet Mercure (décors de Picasso), et « instantanéiste », pour le ballet Relâche (décors de Picabia) avec un Entr’acte cinématographique de René Clair, authentiquement surréaliste.

Jean-Pierre Armengaud, pianiste, musicologue, professeur des universités ; a été particulièrement investi, en France et à l’étranger, dans les activités liées au 150e anniversaire, en 2016, de la naissance du compositeur.

Voir aussi :

Les plus que brèves d'Erik Satie, Librairie Séguier, 1987

"Erik Satie", biographie, Editions Fayard, 2009, 800 p., par Jean-Pierre Armengaud

Discographie

- Coffret Warner/Erato "Tout Satie" avec inédits discographiques, 2016 (“Choc” Classica mars 2016)

- Intégrale pour piano d’Erik Satie (Mandala-Harmonia Mundi, puis Bayard-Musique), par Jean-Pierre Armengaud

Source: Commemorations Collection 2016

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