Page d'histoire : Début de la parution du Feu d'Henri Barbusse Août-décembre 1916

Verdun, huile sur toile de Félix Vallotton, 1917,
Paris, musée de l’Armée.
© Photo Paris – Musée de l’Armée,
Dist. RMN – Grand Palais / image musée de l’Armée

Quand la guerre éclate, Henri Barbusse a quarante et un ans. Le socialiste antimilitariste qu’il est n’hésite pas à se porter volontaire car cette guerre, affirme-t-il, est dirigée avant tout contre « le militarisme et l’impérialisme, le Sabre, la Botte et la Couronne ». Début janvier 1915 il découvre le front. Il y passera un peu moins d’un an. Évitant de se lier avec les officiers, l’écrivain préfère rester au milieu des poilus, pour partager leur sort mais aussi pour les observer, pour les croquer dans les carnets qu’il garde dès le début de la guerre. Ces notations constitueront le terreau d’où sortira Le Feu, publié d’abord en feuilleton dans L’OEuvre, à partir du 3 août 1916, et en volume chez Flammarion dans les premiers jours de décembre.

Ce qu’il faut souligner avant tout, c’est l’étonnante nouveauté du Feu par rapport aux romans de guerre en vogue. Nul patriotisme cocardier mais la description sans fard de la vie des soldats dans les tranchées, comme si vous y étiez. Le Feu donnera le ton pour les témoignages à venir. Un narrateur en retrait, se fondant dans le groupe et parlant pour ses camarades ; un récit dépourvu d’intrigue déployant les différents aspects de la vie au front. Certes, le témoignage a été mis en doute en 1929 par Jean Norton Cru, qui accusait l’auteur d’avoir fait oeuvre de littérateur plus que de témoin. Mais depuis lors nous connaissons les notes, le journal de route, la correspondance de l’auteur qui confi rment que Le Feu a bien sa source dans l’expérience de Barbusse.

Premier grand roman de la solidarité combattante, Le Feu montre l’élan collectif dont le narrateur s’évertue à dégager le sens dans des termes de guerre nécessaire – « C’est la Révolution française qui continue » – doublés d’une sainte horreur du carnage. Pacifisme ? Certes, mais les vrais romans échappent aux étiquettes. Le témoignage de Barbusse montre que la réalité fluide de la guerre ne se laisse pas forcément saisir dans des catégories données d’avance. Voilà qui fait la puissance de ce roman qui, au bout du compte, reste ouvert à plusieurs lectures : on aurait tort de le lire à la lumière exclusive des témoignages (et des films) qui paraîtront vers 1930 et qui figeront pour longtemps l’image d’une guerre absurde vécue par ses acteurs en tant que victimes.

Le Feu, récit d’une expérience extrême, est un roman matriciel. Inscrit dans une expérience historique concrète, il entend agir sur elle, annonçant ainsi la littérature de l’engagement. Il met en avant la fonction de témoignage qui ne fera que s’amplifier dans les années 1930 et surtout après 1945. Enfin, Le Feu est aussi un laboratoire littéraire qui rend hommage aux oeuvres de la tradition, de Dante à Baudelaire en passant par Cervantès, tout en s’ouvrant au parler des poilus dans la tranchée. Car, en reproduisant leurs « gros mots », le roman renoue aussi avec la lignée de Rabelais et de Zola. La force du Feu est d’être de la littérature consciente d’elle-même tout en étant en prise sur le réel le plus urgent – oeuvre de romancier et de témoin en même temps.

Luc Rasson
professeur à l’université d’Anvers, Belgique

Source: Commemorations Collection 2016

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