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Illustration, départ de la manifestation du 13 mai 1958

Le 13 mai 1968, une manifestation géante part de la place de la République se dirigeant vers Denfert-Rochereau et réunissant ouvriers, étudiants et universitaires.

Le 15 mars 1968, Pierre Viansson-Ponté, chef du service politique du journal Le Monde, écrit un éditorial intitulé « La France s’ennuie », dans lequel il oppose les malheurs de la planète à la préoccupation d’étudiants français revendiquant l’accès des filles aux chambres des garçons dans les cités universitaires de Nanterre et d’Antony. C’était oublier beaucoup d’événements majeurs des deux décennies antérieures et les traces que, derrière eux, ils avaient laissées : d’abord la décolonisation avec le retrait du Vietnam en 1954, l’année des indépendances africaines en 1960 et une guerre de huit années en Algérie mal conclue en 1962 ; ensuite l’irritation provoquée par la politique du gaullisme générant de multiples conflits sociaux, depuis la grève des mineurs en 1963, déclenchant une solidarité générale, jusqu’à de nombreuses usines et entreprises de province où, comme à Redon, des affrontements parfois très violents eurent lieu avec les forces de l’ordre.

C’est dans ce contexte que, le 22 mars 1968, suite à l’arrestation d’un étudiant de l’université de Nanterre lors d’une manifestation de solidarité avec le Vietnam, 142 étudiants, en majorité membres de groupes anarchistes, trotskistes et maoïstes, occupent la salle du conseil de l’université. L’agitation se poursuivant, le 2 mai, le doyen décide de fermer l’université et les étudiants nanterrois, Dany Cohn-Bendit en tête, se déplacent vers la Sorbonne, que la police investit, avant qu’elle soit à son tour fermée. Dès lors, le Quartier latin, de jour et surtout de nuit, devient le site d’affrontements continus et violents avec, du côté des étudiants, auxquels prêtent main-forte de jeunes ouvriers et employés, barricades et lancements de pavés, de l’autre, du côté des policiers et CRS, matraquages, boucliers et gaz lacrymogènes.

Poussés par leur base, les syndicats ouvriers déclarent le 13 mai jour de grève générale. Sans décision institutionnelle, cette grève se prolonge avec, la plupart du temps, une occupation des lieux de travail et se propage comme une traînée de poudre dans un pays qui, le 22 mai, compte sept millions de grévistes, trois fois plus que pendant le Front populaire en 1936. Dans toutes les villes, manifestations et prises de parole se succèdent, les bouches s’ouvrent, on se rencontre, on met l’imagination au pouvoir ; L’Internationale et autres chants révolutionnaires sont repris en choeur, les affiches fleurissent sur les murs : « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi », « Sous les pavés la plage »… C’est un moment intense, une fête démocratique, sauvage et joyeuse, associant dans sa dynamique des gens de tous âges et de toutes conditions, accueillant aussi dans son horizon de luttes le peuple vietnamien stoïque sous les bombes américaines, les Black Panthers, les gardes rouges chinois, le Printemps de Prague, les mouvements étudiants allemands, italiens, japonais, mexicains, etc.

À partir du 24 mai, les politiques cherchent à enrayer le mouvement. Main dans la main, le Premier ministre, Georges Pompidou, et le Parti communiste poussent les syndicats à signer les « accords de Grenelle », prix à payer pour la fin des grèves et occupations, mais les ouvriers rechignent, et il faudra attendre la fin juin pour que tous aient repris le travail. Entre-temps, de Gaulle est allé s’entretenir avec le bien nommé général Massu et, le 30 mai, la droite, gaullistes en tête, occupe le pavé des Champs-Élysées ; le même jour l’Assemblée est dissoute et la suivante, élue fin juin, donne une forte majorité aux gaullistes, ce qui n’empêchera pas la démission du Président un an plus tard.

Cinquante ans après ce soulèvement contre un gouvernement qui cherchait à inhiber la politique, on mentionnera ici seulement deux types d’opinions rétrospectives. Pour certains, il s’agit d’une « chienlit » entièrement négative car attentatoire sur tous les plans à des « valeurs » figées dans un ordre souverain ; pour d’autres, et parmi eux quelques « anciens combattants » hautement médiatisés, qui métamorphosent les enjeux initiaux (anticapitalisme, anti-impérialisme, anticolonialisme), il s’agit d’une « pulsion générationnelle », plus avide de liberté dans la sphère culturelle que d’égalité. Néanmoins, ce mois de mai résiste à ceux qui le détestent comme à ceux qui le trahissent et, à sa manière, il s’insère dans une lignée d’insurrections qui, depuis la Révolution française, s’échelonnent tout au long des XIXe et XXe siècles. Il eut le mérite non négligeable de faire se rencontrer des hommes et des femmes qui ne se voyaient, ne se connaissaient, ni ne se comprenaient, et qui pourtant, dans une lutte commune, à la recherche d’un monde meilleur, s’exprimaient et échangeaient. Tous revendiquaient l’accès à une culture moins institutionnelle que proche de la définition qu’en donne Antonin Artaud dans ses Messages révolutionnaires : « une effusion raffinée de la vie dans l’organisme en éveil de l’homme ». Mai 68 demeure un fanal lumineux et tenace sur le chemin d’une égalité que l’époque actuelle bafoue.

Patrick Talbot, historien et critique d’art et de photographie

Source: Commemorations Collection 2018

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