Inventaire d'archives : CORRESPONDANCE CONSULAIRE DE L'AMBASSADEUR DE FRANCE À CONSTANTINOPLE, 1709-1790 (3e partie)

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INTRODUCTION
Pendant l'Ancien Régime, l'ambassadeur de France à Constantinople apparaît comme la cheville ouvrière du sytème consulaire et du commerce français au Levant. C'est ce qui a justifié le travail effectué par les Archives nationales sur sa correspondance consulaire. La première partie de l' a été publiée en 1999, par Madame Raïa Zaïmova, directeur de recherches à l'Institut d'études balkaniques de Sofia, avec la contribution de M. Philippe Henrat, conservateur général du Patrimoine, alors responsable des fonds de la Marine et des Affaires étrangères aux Archives nationales. Elle concernait les dix premiers articles du fonds, cotés AE/B/I/376 à AE/B/I/385. Inventaire de la correspondance consulaire des ambassadeurs de France à Constantinople
Le présent inventaire analytique prend la suite de ce travail. Il se rapporte aux soixante-trois autres volumes de correspondance, cotés AE/B/I/386 à AE/B/I/448, pour la période allant de 1709 à 1790, dont le dépouillement a été effectué entre juin 2015 et juin 2017. Il s'agit de la fin de la correspondance avec le secrétaire d'État de la Marine du comte Charles de Ferriol (1709-1710), et des correspondances des ambassadeurs Pierre Puchot, comte des Alleurs (1710-1716), Jean Louis d'Usson, marquis de Bonnac (1716-1724), Jean-Baptiste Louis Picon, vicomte d'Andrezel (1724-1727), Louis Sauveur, marquis de Villeneuve (1728-1741), Michel Ange, comte de Castellane (1741-1747), Roland Puchot, comte des Alleurs (1747-1754), Charles Gravier, chevalier de Vergennes (1755-1768), François Emmanuel Guignard, chevalier puis comte de Saint-Priest (1768-1784), et Marie Gabriel Florent Auguste, comte de Choiseul-Gouffier (1784-1792). Leurs missions respectives (1) sont détaillées dans les notices biographiques, dans l'index des personnes, en annexe.
(1) Voir Pierre Duparc, , t. XXIX, , Paris, 1969, 510 p. Recueil des instructions données aux ambassadeurs et ministres de France depuis les traités de Westphalie jusqu'à la Révolution françaiseTurquie
Les volumes de correspondance consulaire de l'ambassadeur de France à Constantinople sont d'importance inégale et comportent de 188 folios (AE/B/I/398, 1728) à 506 folios (AE/B/I/387, 1711-1712), au total près de 20 250 folios. Ils rassemblent quelque 6 500 pièces. Environ 60 % de ces pièces sont des lettres de l'ambassadeur au ministre (plus de 3 700). Le reste, près de 2 800 documents, est composé par les pièces jointes : mémoires divers, suppliques de particuliers, extraits des registres de chancellerie, représentations de l'ambassadeur à la Porte, firmans de la Porte, états des deniers de l'échelle et de la chambre de commerce de Marseille gérés par les députés de la nation, états du commerce, de navigation, de Français, etc.
Le contexte historique
Après la défaite de Pavie, en février 1525, la France avait cherché de nouveaux alliés contre l'Empereur, en particulier le sultan Soliman le Magnifique. François Ier lui envoya d'abord des émissaires officieux ponctuels, étrangers pour la plupart et chargés d'instructions orales, puis à partir de 1535, l'ambassadeur Jean de La Forest. Il devint ainsi le premier souverain européen à installer un résident permanent près la Porte ottomane. L'année suivante, Jean de La Forest discuta avec le grand vizir Ibrahim pacha d'un projet d'accords commerciaux, assortis d'une protection et d'une libre pratique religieuse dans l'Empire ottoman pour les sujets français, de même qu'un droit de regard sur le Saint-Sépulcre à Jérusalem. Les premières capitulations ne furent cependant signées qu'en 1569 par Selim II, à la demande de l'ambassadeur de Charles IX (1). Elles donnèrent un fondement juridique à la présence française au Levant. La France devint aussi la seule puissance ayant le droit de représenter, à l'occasion, les intérêts des étrangers qui commerçaient dans les échelles. De nombreux navires marchands arborèrent dès lors le pavillon français pour leur navigation au Levant.
(1) MAR/B/7/520, Traités, Levant et Barbarie, 1529-1730. Voir également AN, J/937/10 (AE/III/205), lettre de Soliman à François Ier, relative à la protection par lui accordée dans ses États.
Violemment attaqué auprès de la papauté en 1536 par Charles Quint, qui lui reprochait sa duplicité et son absence de soutien dans la lutte contre les Turcs, François Ier justifia l'alliance ottomane par la nécessité de sa lutte contre l'hégémonie de la Maison d'Autriche. Cette défense fut par la suite légitimée par l'utilité d'une alliance avec le sultan, qui permettait au roi de France de se poser en « médiateur de la Chrétienté entre l'Orient et l'Occident » (1), de servir d'intermédiaire pour les puissances européennes et même de « pacificateur », grâce à la présence de sa représentation diplomatique permanente.
(1) Christine Duvauchelle, sance, Paris, 2009, 48 p., p. 37. François Ier et Soliman le Magnifique. Les voies de la diplomatie à la Renais
Au début du xviiie siècle, l'Empire ottoman avait perdu de sa puissance. L'autorité du pouvoir était dégradée et son administration en voie de sclérose. Le traité de Karlowitz (26 janvier 1699) avait marqué le début de son retrait en Europe et une fragilité de ses frontières extérieures. La Sublime Porte fut dès lors obligée à composer avec ses voisins, notamment la Russie qui, avec la prise d'Azov par Pierre Ier, avait obtenu un accès direct à la mer Noire (1700). Par ailleurs, la Porte rencontra des problèmes économiques et sociaux récurrents, accentués par la dévaluation de sa monnaie, le coût de la guerre et le poids de la réglementation économique, en particulier dans les corporations.
Avec les capitulations obtenues au cours du xviie siècle par les principales puissances européennes, des consulats avaient été implantés dans les principaux ports ou échelles de l'empire, de même que des ambassades à Constantinople. De simples défenseurs des marchands et délégués des chambres de commerce, les consuls étaient devenus siècle des agents représentatifs de leur souverain. De plus, à partir de 1669, les consuls français étaient nommés directement par le gouvernement. Depuis les années 1630 environ, les Européens avaient aussi pris davantage d'influence dans le commerce extérieur de l'Empire ottoman au détriment de ses propres sujets. Avec le développement de comptoirs européens, des relations commerciales s'établirent entre les étrangers et les minorités grecque, juive et arménienne, au détriment des Turcs eux-mêmes. Ces minorités obtinrent ainsi un statut officiel de protection par la délivrance d'un berat (ou barat), brevet de protection accordé par une puissance européenne à des sujets du Grand Seigneur, qui devinrent des protégés ou barataires.
Les premières décennies du xviiie siècle furent marquées par une série de conflits impliquant la Sublime Porte, avec la conquête de la Morée sur les Vénitiens (1715), et ses guerres contre la Russie, l'Autriche et la Perse. Lors de la paix de Belgrade, conclue entre la Turquie, l'Autriche et la Russie, avec la médiation de l'ambassadeur français Villeneuve, la Porte ottomane récupéra les territoires perdus au profit de l'Autriche à Passarowitz en 1718 et obtint un statu quo avec la Russie, qui renonça jusqu'en 1768 à entretenir des flottes de guerre et de commerce en mer Noire. De même, par la paix de septembre 1746, la guerre endémique avec la Perse se termina sur les mêmes bases que celles du traité de 1639. Une période de paix s'ouvrit pendant plus de vingt ans pour les Ottomans, alors que les puissances occidentales étaient engagées dans plusieurs guerres, notamment celles de la Succession d'Autriche (1740-1748) et de Sept Ans (1756-1763). Des réformes internes furent effectuées, en particulier dans l'armée. Mais la guerre reprit en 1768, à cause de la Crimée, alors que l'armée ottomane était mal préparée pour ce nouveau conflit. La Russie créa la surprise en faisant venir en Méditerranée sa flotte de la Baltique, tout en appuyant des révoltes locales en Morée et en Égypte, et en occupant la Crimée et la Valachie. La paix de Kutchuk Kaïnardji (21 juillet 1774) consacra le succès de la Russie qui obtint Azov, la région s'étendant entre le Dniepr et le Bug, et le Kouban et le Terk. La Crimée obtint son indépendance, avant d'être annexée quelques années après par la Russie. Un ambassadeur russe fut installé à Constantinople et les navires marchands russes furent admis à la navigation en mer Noire et en Méditerranée.
Situation intérieure
Le sultanat d'Ahmed III (1703-1730), dit « époque des tulipes » en raison de sa passion pour ces fleurs, est marqué par une continuité gouvernementale exceptionnelle. Après la paix de Passarowitz, le grand vizir Nevsehirli Damat Ibrahim Pacha resta en fonctions pendant douze ans, de même d'autres grands dignitaires comme le reis efendi (grand chancelier et ministre des Affaires étrangères), le defterdar (surintendant des finances) et le capitan pacha (grand amiral). L'époque fut en particulier caractérisée par un assainissement des finances, une ouverture vers l'Europe occidentale, avec l'envoi d'ambassades à Vienne, Paris (Mehmed efendi, Saïd efendi), Moscou et en Pologne, et la création d'une imprimerie turque à Constantinople. La révolte des janissaires conduite par Patrona Khalil en septembre 1730 mit un terme à cette période et provoqua l'abdication du sultan. De même, plusieurs régions de l'Empire acquirent dans les décennies suivantes une certaine autonomie par rapport au pouvoir central, tout en restant des provinces ottomanes, comme en Syrie avec les Druzes, Égypte avec les Mamelouks, et les régences de Barbarie. Commencé dans une révolte de janissaires et par une période de guerre avec l'Autriche, la Russie et la Perse, le règne de Mahmud Ier (1731-1754) se poursuivit dans la paix à partir de 1746. Il fut caractérisé par une réforme de l'armée ottomane, avec le concours du célèbre renégat français le comte de Bonneval, et par un contrôle plus strict de l'administration, ce qui permit l'amélioration de la situation économique et sociale. Après l'intermède d'Osman III (1754-1757), s'ouvrit le règne de Mustafa III (1757-1774). Ce sultan garda jusqu'en 1763 le même grand vizir (Koca Mehmed Ragip pacha) ; ce dernier œuvra pour imposer le respect des lois et règlements de l'État et entretint de bonnes relations avec les puissances européennes, notamment avec la France par l'entremise de son ambassadeur Vergennes, et avec l'Angleterre, par celle de Porter. Pendant cette période, l'administration ottomane garda son organisation qui s'avérait assez efficace, malgré la corruption et ses méthodes quelque peu figées. Le règne de Selim III fut en partie consacré aux réformes militaires, avec notamment la création d'un nouveau corps d'infanterie en 1794.
Les relations économiques de l'Empire ottoman furent caractérisées au xviiie siècle par le développement de la présence des puissances européennes, au moins dans ses échelles pour le commerce maritime international, objet principal des correspondances consulaires. Cependant on observa le maintien du cabotage turc et, dans l'intérieur de l'empire, des activités traditionnelles et de la caravane terrestre. Pour autant, de nouveaux acteurs européens intervinrent dans le domaine économique comme l'Autriche (e 1725), les Deux-Siciles (1740) et la Toscane (1747), et surtout l'entrée en mer Noire et en mer Méditerranée des Russes, après leur victoire de 1774. De leur côté les Français, qui effectuaient déjà le principal commerce au Levant, obtinrent aussi, grâce à l'entremise de l'ambassadeur Saint-Priest, l'entrée de leurs navires de commerce en mer Noire (1781). Le pouvoir royal chercha par ailleurs à développer des relations commerciales entre l'Inde et la Méditerranée, par la mer Rouge (mission Truguet en 1784-1785). La Révolution française et l'expédition d'Égypte compromirent gravement la politique d'expansion commerciale de la France au Levant, de même que ses relations avec la Porte ottomane, au profit de la Grande-Bretagne.
Les capitulations
Les relations politiques et commerciales de la France avec l'Empire ottoman étaient régies par les traités de capitulations, fondement juridique mentionné tout au long de la correspondance consulaire de l'ambassadeur de France. Côté français, un pur pragmatisme justifiait le choix d'une alliance avec l'infidèle :
« Si la nécessité d'une juste deffense contre les entreprises des Empereurs, la conservation des lieux saints de la Palestine, et la sûreté des marchands françois qui trafiquent en Orient n'avoient obligé nos Rois de faire des traités d'alliance avec les Grands Seigneurs, il n'y auroit point eu de Princes qui se fussent portés plus ardemment qu'eux à faire la guerre à ces ennemis communs du nom chrétien. » (MAE La Courneuve, MD Turquie, vol. 7, fol. 7-24v ; traités entre les Rois de France et les Grands-Seigneurs [ ]) 1720
Les capitulations étaient des traités unilatéraux consentis par la Sublime Porte aux puissances européennes. Elles devaient être renouvelées à l'avènement de chacun des sultans. Si pour l'essentiel, elles accordaient des privilèges commerciaux et des libertés individuelles aux ressortissants européens, il importe de ne pas les détacher de l'établissement de relations diplomatiques stables, lié à l'envoi d'un ambassadeur à Constantinople.
Ce qu'on appelle les premières capitulations, datées de février 1535, entre Soliman le Magnifique et François Ier, ne fut probablement qu'un projet rédigé par l'ambassadeur français Jean de La Forest, sous forme bilatérale, projet qui ne fut jamais ratifié (1). Elles servirent néanmoins de référence aux capitulations de 1569 et 1581, qui furent renouvelées à plusieurs reprises sous l'Ancien Régime. De par leur nature, elles se révélèrent intrinsèquement précaires et fragiles, étant de plus limitées dans le temps (une concession unilatérale du Grand Seigneur, en son nom propre, pour son règne mais aussi celui du monarque européen, en raison de leur amitié réciproque, et de plus une application souvent contestée). Le Roi se présentant en solliciteur, ses diplomates durent se plier aux usages ottomans. De plus, pour bénéficier des privilèges concédés, le souverain devait respecter la bonne entente avec le Grand Seigneur, ce dernier étant seul à juger de la réalité de l'amitié promise, ce qui revenait à la soumettre à l'arbitraire du sultan. Enfin, les capitulations étaient en vigueur dans l'ensemble des échelles fréquentées par les Français.
(1) Voir Jean-Paul Laurent, « Les célèbres articles franco-ottomans de février 1535 (a.st.). Le projet de traité franco-portugais du 14 juillet 1536 : deux écrits sujets à controverse », Paris, Impr. nationale, 1972, p. 503-602 et 103-107, Académie des sciences morales et politiques, extrait des , t. 8. ; Géraud, Poumarède, « Négocier près la Sublime Porte : jalons pour une nouvelle histoire des capitulations franco-ottomanes », , dir. Lucien Bély, Paris, 1998, p. 71-85. Ordonnances des rois de France, règne de François IerL'invention de la diplomatie. Moyen-Âge-Temps modernes
Bien que plusieurs fois renouvelées, en 1597, 1604, 1673 et 1740, l'octroi des capitulations n'était pas automatique. Il était le résultat de tractations acharnées, qui pouvaient prendre plusieurs années comme pour celles de 1674 qui demandèrent à l'ambassadeur Nointel trois années de travail opiniâtre et de marchandages conflictuels. En contrepartie, les ambassadeurs français obtinrent à chaque renouvellement une extension des dispositions prises en faveur de la France (18 articles en 1569, 85 en 1740), tant en ce qui concernait les privilèges ou leur clarification, que la protection des sujets du Roi pour éviter les avanies, avec l'incorporation des commandements particuliers précédemment obtenus de la Porte, et la préférence ou prééminence sur les autres nations européennes.
Pour l'octroi des dernières capitulations de l'Ancien Régime obtenue par l'entremise du marquis de Villeneuve, la France entendit être récompensée pour son rôle de médiateur dans les négociations de la paix de Belgrade (1739). Étant en position favorable, l'ambassadeur français obtint en quelques semaines seulement des capitulations qui consacrèrent la présence française au Levant et qui entérinèrent l'engagement du sultan et aussi de ses successeurs à les respecter, et par son article 85 « les rendant quasi définitives et dispensant la France d'en solliciter ultérieurement un renouvellement » (Géraud Poumarède, art. cit., p. 85). de facto
Les archives de l'administration centrale des consulats
Les archives des consulats conservées aux Archives nationales proviennent de l'administration centrale des consulats d'Ancien Régime, rattachés depuis Colbert au secrétariat d'État de la Marine (1). Ses archives sont rassemblées aux fonds des Affaires étrangères dans les sous-séries principales, AE/B/I (2) et AE/B/III, et Marine dans la sous-série MAR/B/7. Ce fonds consulaire d'Ancien Régime est exceptionnel tant par son volume et son bon état de conservation matérielle, que par la richesse de ses ressources.
(1) dir. Jörg Ulbert, Sylviane Llinares, Rennes, 2017, 184 p., notamment : Jörg Ulbert, « Les bureaux du secrétariat de la Marine sous Louis XIV (1669-1715) », p. 17-31, et « L'administration des consulats au sein du secrétariat d'État de la Marine (1669-1715) », p. 73-86. La Liasse et la plume. Les bureaux du secrétariat d'État de la Marine (1669-1792),
(2) Sous-série rassemblant 1 188 volumes de correspondance consulaire.
Pour le consulat de Constantinople, soixante-treize volumes de correspondance ont donc été conservés, cotés AE/B/I/376 à AE/B/I/448 soit plus de 25 000 folios au total. Cette correspondance, qui couvre la période 1639-1790, était tenue par l'ambassadeur de France, en sa qualité de consul général de la nation française. Elle était adressée au secrétaire d'État de la Marine et traitée par un bureau chargé des consulats (1). L'autre correspondant de l'ambassadeur, en sa qualité de consul général à Constantinople, et des différents consulats de Levant et Barbarie, était la chambre de commerce de Marseille. Les négociants marseillais avaient été les acteurs de de la création des consulats français en Méditerranée dès le Moyen Âge, en confiant à l'un des leurs, dit « consul de la nation française », la tâche de les représenter dans les échelles, de les organiser et de les protéger. La ville de Marseille posséda jusqu'au début du xvie siècle le droit de nommer les consuls et de leur en vendre les charges. La monarchie s'arrogea ensuite ce droit, jusqu'à leur rattachement au département de la Marine par Jean-Baptiste Colbert. L'arrêt du Conseil royal du 31 juillet 1691 fixa enfin la répartition de la gestion des consulats de Levant et Barbarie entre le département de la Marine et la chambre de commerce de Marseille. Cette organisation perdura juqu'à la Révolution.
(1) Pour l'organisation du travail des bureaux, voir Jörg Ulbert, « L'administration des consulats au sein du secrétariat d'État de la Marine (1669-1715) », p. 79-86.
Des pièces annoncées dans les lettres manquent sans aucune indication sur leur sort. On peut les chercher dans les deux sous-séries complémentaires AE/B/III et MAR/B/7 déjà évoquées. Il faut rappeler que la dualité de ces fonds d'archives résulte de l'histoire des consulats. Détachés du département de la Marine par le décret de la Convention du 14 février 1793, ils furent attribués au ministère des Relations extérieures. En 1796, les deux ministères se partagèrent les archives des consulats, réservant au département de la Marine tout ce qui concernait la marine, la navigation et les pêches, le reste étant attribué aux Relations extérieures. Du 16 décembre 1932 au 13 janvier 1933, le ministère des Affaires étrangères versa ses archives antérieures à la Révolution aux Archives nationales de manière à reconstituer le fonds de l'administration centrale des consulats d'Ancien Régime.
Les deux sous-séries AE/B/III et MAR/B/7 (1) offrent un intérêt indéniable et leur consultation est indispensable pour tout travail sur les consulats d'Ancien Régime. On peut de cette manière se faire une idée de leur fonctionnement et compléter les informations données dans la correspondance des consuls qui apparaît souvent comme l'armature des affaires traitées. Pourtant, en examinant ces séries largement imbriquées, on est bien en peine de retrouver les critères objectifs qui ont réglé la répartition des différentes pièces entre elles. Il a fallu procéder à leur examen attentif et en dresser un inventaire sommaire qui figure en annexe.
(1) Selon Didier Neuville , p. LXI, la provenance la sous-série MAR/B/7 est la suivante : « papiers de M. de Lagny, directeur du commerce ; anciens détails des consulats de Ponant et de Levant et détail de M. de La Chapelle ». Les indications données dans la rubrique sources complémentaire de l'inventaire pour les articles 1 à 103 de la sous-série MAR/B/7 ont été relevées dans les six volumes d'inventaire déjà publiés par Étienne Taillemite (articles 1 à 75) et Philippe Henrat (articles 76 à 103). De même, les extraits des articles MAR/B/7/204 à MAR/B/7/266 et MAR/B/7/463 à MAR/B/7/519 proviennent d'inventaires dactylographiés ou manuscrits, non publiés, qui sont conservés dans le Département du Moyen Âge et de l'Ancien Régime (DMAAR), aux Archives nationales. état sommaire des archives de la marine antérieures à la Révolution
Conformément à son intitulé, la sous-série AE/B/III « Consulats, mémoires et documents » rassemble la plupart des mémoires. Ils sont conservés dans les articles AE/B/III/1 à AE/B/III/322 (Levant et Barbarie, 1616-1873) et AE/B/III/414 et AE/B/III/415 (Turquie, 1740-1858). Elle rassemble notamment le travail du Roi et du ministre au sujet des consuls, de la chambre de commerce de Marseille et du commerce de la Méditerranée (696-1793), la correspondance de la chambre de commerce de Marseille (1650-1832), la correspondance de l'inspecteur du commerce de Marseille (1673-1789), la correspondance des députés du commerce de Marseille à Paris (1716-1785), les rapports sur le commerce du Levant, les lettres de l'intendant de Provence au ministre de la Marine (1675-1761), les papiers des bureaux de santé de Marseille et de Toulon (1730-1793), les papiers relatifs aux visites des échelles du Levant (Gravier d'Ortières, 1685-1687), Gastines (1705-1707), Maillet (1717-1719), Tott (1777-1779), les mémoires et lettres sur le commerce (1620-1791), les lettres, mémoires et placets de négociants français au Levant (1740-1791), d'informateurs de Marseille, de divers particuliers, ldes états de commerce dans les ports du Levant (1756-1787), la fabrication et le commerce des draps et toiles, l'entrée des blés à Marseille, les états de Français dans les échelles de Levant et Barbarie, la comptabilité des consuls et agents français, le rachat des esclaves en Barbarie et Levant, etc.
Cependant, beaucoup de mémoires et pièces jointes sont aussi conservés dans la sous-série MAR/B/7, dans la correspondance à l'arrivée (MAR/B/7/204 à MAR/B/7/519), de même que les papiers du travail du Roi et du ministre (1708-1723), les ordres du Roi et dépêches ministérielles (1480-1755) avec leur suite en AE/B/I/1 à AE/B/I/38 (1756-1793), comme le sont les traités avec la Turquie et les régences barbaresques (1529-1820).
Les sources complémentaires
La Correspondance politique (CP) de la Turquie et les Mémoires et documents (MD) Turquie et France qui font partie des archives du ministère des Affaires étrangères (MAE), désormais conservés à La Courneuve, sont autant de sources complémentaires qu'il était indispensable de consulter pour l'élaboration du présent inventaire. Une liste succincte des principales pièces en est donnée en annexe. En plus des lettres directement adressées par les consuls au secrétaire d'État des Affaires étrangères, le plus souvent reliées dans la correspondance politique, sont présents de nombreux mémoires en provenance des consulats du Levant.
De même, il est nécessaire de dépouiller les fonds des Affaires étrangères conservés à Nantes (MAE Nantes), constitués des archives rapatriées des postes diplomatiques et consulaires. Ces registres de chancellerie constituent la chair de la nation française ; on y trouve la trace de tout le travail effectué au consulat par le chancelier tout à la fois secrétaire du consulat général, secrétaire et archiviste du poste, notaire (contrats de société, assurances maritimes, manifestes de navires, etc., contrats de mariages, testaments et inventaires après décès), caissier et même greffier et huissier. Les autres pièces conservées à Nantes offrent aussi un grand intérêt. Pour tout travail sur les consulats d'Ancien Régime, on ne saurait trop insister sur la nécessité de la consultation de ces fonds de Nantes : ils représentent l'envers et le complément de ceux de l'administration centrale, conservés aux Archives nationales.
Le dernier grand fonds consulté est celui de la Chambre de commerce de Marseille (1). Les séries G (pour les affaires religieuses), H (pour le commerce), et surtout J (traités et capitulations avec la Turquie, dossiers personnels des ambassadeurs de France et du personnel consulaire, gestion des enfants de langue, résidence des Français au Levant, correspondance des ambassadeurs avec la chambre de commerce, correspondance des secrétaires, chanceliers et drogmans de l'ambassade, des députés de la nation de Constantinople et des consuls, visites des échelles du Levant) doivent être consultés pour toute étude sur la présence française et l'histoire commerciale de la France au Levant aux xviie-xviiie siècles.
(1) Voir en annexe le chapitre des sources complémentaires.
En raison de l'intérêt capital de ces sources complémentaires, des renvois systématiques ont été faits dans l'inventaire analytique ; ils sont présentés en note, à la suite de l'analyse de chaque article.
Les correspondants des ambassadeurs de France, pour leurs fonctions consulaires
Colbert s'occupait des affaires de la Marine depuis 1661 mais ce n'est que le 18 février 1669 qu'il fut pourvu de la charge de secrétaire d'état, ce qui en fit « le premier véritable ministre de la Marine » (1). Comme il était aussi contrôleur général des Finances, il avait dans ses attributions « le commerce tant du dedans que dehors le Royaume et tout ce qui en dépend, les consulats de la nation françoise dans les pays étrangers, etc. » (2), ce qui créait un conflit de compétence entre les départements des Affaires étrangères et de la Marine. Celui-ci fut résolu à la fin du ministère de Louis de Pontchartrain par le règlement d'octobre 1698 : par son article 5, il confirmait au secrétaire d'état de la Marine qu'il devait « donner directement des mémoires en forme d'instructions aux ambassadeurs que le Roi enverra à Madrid, à Constantinople et en Portugal, sur les affaires concernant la Marine et le commerce » (3).
(1) Didier Neuville, ., p. XXI. op. cit
(2) Didier Neuville, ., p. 243. op. cit
(3) MAR/B/7/66, fol. 551-553, « Règlement fait par le Roy entre M. de Pontchartrain, ministre et secrétaire d'état de la Marine, et M. de Torcy, ministre des Affaires étrangères, sur les fonctions de leurs charges », octobre 1698.
Le département de la Marine (1) étant l'autorité de tutelle des consulats, le destinataire premier des lettres consulaires en était son ministre, sauf pendant la période 1761-1766, sous le ministère Choiseul, quand la correspondance avec les consulats resta à la charge du duc de Praslin, secrétaire d'État des Affaires étrangères. Dans les faits, le courrier était traité par les premiers commis de la Marine (2) qui dirigeaient les bureaux chargés des consulats.
(1) AE/B/I/437, fol. 342-343v, mention de la lettre de Praslin à Vergennes du 16 octobre 1761 et de celle « adressée aux consuls du Roi en Levant et en Barbarie pour nous prévenir de la réunion que Sa Majesté a faite à votre département de toutes les correspondances du dehors qui dépendoient cy-devant de celui de la Marine ».
(2) Pour la liste des premiers commis, voir Anne Mézin, , 1715-1792, Paris, 1997, p. 18-20. Pour la répartition des affaires consulaires et commerciales entre les différents bureaux du secrétariat d'état de la Marine, voir Didier Neuville, ., p. XXXVI et suiv., 39. Les consuls de France au siècle des Lumièresop. cit
En plus du secrétaire d'État de la Marine, les ambassadeurs de France à Constantinople étaient en relation épistolaire continue avec le secrétaire d'État des Affaires étrangères et le contrôleur général des finances, mais aussi avec le Conseil de commerce et le Bureau du commerce, la chambre de commerce de Marseille, l'inspecteur du commerce du Levant et de Barbarie à Marseille, les intendants de Languedoc et de Provence, l'inspecteur du commerce des draps de Languedoc, et tous les consuls français au Levant, etc. Un bon nombre des lettres envoyées ou reçues par l'ambassadeur sont donc incluses en copie dans la correspondance reliée.
Le personnel de l'ambassade
Les ambassadeurs de France étaient secondés par des secrétaires particuliers (un à trois selon les époques), un chancelier et des interprètes ou drogmans, catégorie de personnel propre aux consulats de l'Empire ottoman et de Maroc. En effet, les Orientaux refusaient de parler d'autres langues que l'arabe, le turc et le persan, soit par indolence, soit par conviction religieuse. Les Occidentaux, dont très peu d'entre eux connaissaient ces langues, furent donc obligés d'utiliser des intermédiaires pour leurs échanges politiques, diplomatiques et surtout commerciaux en mer Méditerranée. Dès les xiie ou xiiie siècles, s'imposa le recours à des personnes connaissant les langues tant orientales qu'occidentales. Ce furent les drogmans ou truchement (du mot araméen ), à la fois interprètes, traducteurs et négociateurs. D'abord recrutés dans les communautés locales latine, orthodoxe, arménienne ou juive, ils étaient employés aussi bien par les Occidentaux que les Orientaux. Qu'ils soient professionnels ou auxiliaires, les drogmans devinrent très vite des acteurs incontournables dans l'Empire ottoman, tant pour les autorités politiques et administratives, que pour les négociants et marins. Le métier n'était pas sans risque, mais suffisamment attractif en raison notamment des avantages donnés par les capitulations. À Constantinople, les drogmans formèrent vite une classe particulière, caractérisée par une véritable endogamie (1), ses compétences, son prestige et son rang social. tercüman
(1) Les postes de drogman à l'ambassade de France à Constantinople furent, pour la plupart, partagés entre quelques familles, comme les familles Fonton, Fornetti, Deval, Le Noir, Ruffin, Urtis…
À partir du xvie siècle, les puissances chrétiennes se déterminèrent à former elles-mêmes leurs drogmans en créant des écoles spécifiques d'interprètes : ce furent les écoles de jeunes de langue, parfois appelées école d'enfants de langue. La République de Venise fut la première à créer en 1551 son école à Péra, suivie par la République de Raguse, la France en 1669 et l'Autriche en 1754 (1). L'essentiel de leur formation était consacré à l'apprentissage des langues orientales (turc, persan, arabe, mais également au latin et au grec ancien et moderne, de même qu'au droit ottoman, aux usages du commerce et de la navigation marchande, et aux pratiques diplomatiques.
(1) Andrei Pippidi, « Quelques drogmans de Constantinople au xviie siècle », , X, 2, 1972, p. 227-255 ; Pippidi, Andrei, « Drogmans et enfants de langue : la France de Constantinople au xviie siècle », , Istanbul et Paris, 1997, p. 131-140 ; Marie de Testa, Antoine Gautier, , « Les drogman, intermédiaire entre l'Orient et l'Occident », p. 9-15. AE/B/I/442, fol. 230-242v, de l'ambassadeur Saint-Priest à Sartine, secrétaire d'État de la Marine, « Mémoire sur les officiers du Roi en Levant » (première partie, les interprètes ou drogmans ; deuxième partie, le personnel consulaire). Revue des études Sud-Est européennesIstanbul et les langues orientalesDrogmans et diplomates européens auprès de la Porte ottomane
C'est par l'arrêt du Conseil du 18 novembre 1669 que Colbert créa l'École des enfants de langue, pour former les drogmans français, dans deux établissements, implantés dans les couvents des Pères capucins à Constantinople et à Smyrne (qui ne vit jamais le jour). Par ce moyen, le choix des drogmans était transféré au gouvernement, et non plus par les ambassadeurs et consuls, ou par les négociants, grands utilisateurs de leurs services. L'école de Péra réunit le plus souvent de huit à douze élèves à la fois. L'arrêt du Conseil d'État du Roi du 7 juin 1718 fixa à douze le nombre maximal des élèves et fit passer de 300 à 350 lt leur pension annuelle. De plus, en 1700, Louis XIV créa douze bourses d'études chez les jésuites de Louis-le-Grand, destinées à la formation d'enfants orientaux, devant être élevés dans la religion catholique, avec un enseignement de lettres et de langues orientales, en vue d'en faire des missionnaires ou des interprètes. Cette classe fut appelée la « chambre des Arméniens », en raison de l'habit porté par ses élèves. Mais comme ces élèves retournaient à leur rit de naissance dès leur retour au Levant et devenaient des « détracteurs de la France », on conclut que c'était de l'argent mal employé et l'ambassadeur Bonnac proposa « d'atribuer à l'éducation des jeunes de langue les dix places de boursiers que Louis XIV avoit fondées au collège de son nom [ ] à Paris pour les y élever dans la religion catholique ce nombre d'enfants grecs et arméniens, et les renvoyer ensuite en Levant y faire des prosélites » (AE/B/I/442, fol. 230-242v). Par l'arrêt du Conseil d'État du Roi du 20 juillet 1721, de nouvelles dispositions furent prises et on affecta la moitié des places vacantes à des enfants « nés en Levant de François naturels ». Après cette réforme, la première partie de la formation des jeunes de langues fut donc dispensée à Louis-le-Grand à des enfants âgés de 8 à 16 ans, qui étient ensuite envoyés chez les capucins de Péra compléter leurs études. Louis-le-Grand
Les correspondances des ambassadeurs français, tant politique que commerciale, font de nombreuses références aux jeunes de langue et aux drogmans. Non seulement l'ambassadeur participait au recrutement des jeunes de langue en proposant des candidats, le plus souvent fils de drogmans, pour Louis-le-Grand, mais encore il supervisait leurs études dont il informait les secrétaires d'État des Affaires étrangères et de la Marine. Il organisait de même les « mouvements de drogmans » en proposant leurs nominations aux ministres de la Marine et des Affaires étrangères, qui les validaient le plus souvent. Le suivi et les nominations des jeunes de langue et des drogmans forment donc une part importante de la correspondance de l'ambassadeur avec les secrétaires d'État des Affaires étrangères et de la Marine. Il n'est pas rare de trouver dans la correspondance à partir de 1750 des mentions de l'envoi d'états de drogmans (1), avec leurs affectations, états de service, qualités, carrières et rémunérations.
(1) Voir par exemple : AE/B/I/430, fol. 41-43v, 15 février 1752 ; AE/B/I/435, fol. 130-131v, septembre 1756 ; AE/B/I/445, fol. 193-194v, 1er juillet 1782 ; AE/B/I/446, fol. 69-70v, juillet 1783… ; MAE La Courneuve, MD, Turquie, vol. 155, fol. 83, « Estat des drogmans de la nation françoise établie dans le Levant et de leurs appointemens », juillet 1719…
Comme les drogmans, les jeunes de langue devaient effectuer des traductions de manuscrits dont il serait utile d'avoir une version française, de même que celles de livres d'histoire. Ces traductions sont à l'origine du fonds des traductions conservées de nos jours à la division orientale des manuscrits de la Bibliothèque nationale, soit plus de six cents traductions du turc, de l'arabe et du persan, restées pour la plupart inédites (1). Dès son arrivée à Constantinople, le marquis de Villeneuve (2) avait institué, sur ordre du ministre, une sorte de concours de traduction de manuscrits turcs et persans pour les jeunes de langue, afin de les appliquer à l'étude des langues orientales et d'exercer leur émulation. L'ambassadeur envoyait ensuite ces traductions au ministre. En 1734, afin d'exciter le zèle des jeunes de langue, le marquis de Villeneuve suggéra au comte de Maurepas de verser une récompense aux jeunes de langue, pour encourager leurs efforts (3), ce qui fut accepté par le ministre. Ce système de traductions semble être tombé en désuétude après l'ambassade Castellane, et fut abandonné vers 1753 (4).
(1) , p. 95. Enfants de langue et drogmans
(2) AE/B/I/403, fol. 43-60v, Villeneuve à Maurepas, 10 février 1731 ; AE/B/I/404, fol. 172-209v, Villeneuve à Maurepas, 1er octobre 1731… Annie Berthier, « Turquerie ou turcologie », L'effort de traduction des jeunes de langues au xviie siècle d'après la collection conservée à la Bibliothèque nationale de France », , p. 283-317. Istanbul et les langues orientales
(3) AE/B/I/409, fol. 212-215v, Villeneuve à Maurepas, 30 avril 1734.
(4) AE/B/I/431, fol. 110-111v, 6 mars 1753.
Une fois leurs études achevées, les jeunes de langue étaient envoyés dans les échelles pour y commencer leur carrière de drogman. Jean Michel Venture de Paradis, secrétaire-interprète du Roi à Paris, brossa vers 1785 un tableau des fonctions des drogmans :
« L'ambassadeur et les consuls ne savent pas un mot des langues qu'il est nécessaire de savoir pour traiter soit de vive voix, soit par écrit avec les gens du pays. À leur arrivée, ils sollicitent et obtiennent une audience du souverain ou de ses gouverneurs. Cette première visite de pure cérémonie une fois faite, notre ambassadeur et nos consuls ne se montrent plus, quelque longue que puisse être leur résidence dans le pays et quelque affaire qu'il survienne. Toutes les affaires y sont traitées par des interprètes qu'on nomme vulgairement drogmans. » ( , p. 53). Enfants de langue et drogmans
Les drogmans français jouaient donc un rôle primordial au Levant. Ils étaient à la fois des interprètes, mais aussi des intermédiaires et des médiateurs entre les puissances européennes et les autorités ottomanes. Ils participaient à toutes les affaires concernant les Français et les protégés français. Ils servaient pour les relations diplomatiques mais aussi comme assistants juridiques et dans les affaires commerciales. Ils étaient quotidiennement en relation de travail avec les fonctionnaires ottomans. À Constantinople, il y eut entre six et huit drogmans en permanence au cours des xviie-xviiie siècles. Le premier et le second drogman étaient chargés des affaires politiques ; un drogman s'occupait de la chancellerie, un autre des affaires de la douane, et les autres des traductions et autres affaires secondaires (1).
(1) AE/B/I/446, fol. 196-199v.
En plus de ses compétences professionnelles, le drogman devait posséder certaines qualités personnelles indispensables pour la réussite de sa mission (un esprit de sagesse, modération, conciliation et fermeté ; une honnêteté et une droiture à toute épreuve ; et beaucoup de courage).
Avec la réforme de 1669, on vit apparaître deux catégories de drogmans, les drogmans français formés par la France, et les drogmans barataires. Cependant :
« Les drogmans barataires devenoient dès lors inutiles, mais come leur barat étoit fort recherché des gens du pays à cause des privilèges, l'usage s'introduisit de les vendre à des rayas pour la pure jouissance des prérogatives et cela devint un émolument et un casuel pour l'ambassadeur et les consuls ; avec le tems, ils en furent avoués et autorisés par la Cour, et les ministres de la Porte eux-mêmes conurent et agravèrent cette espèce d'abus en créant, sans l'agrément des ambassadeurs, en faveur des gens du pays qu'ils vouloient obliger, des barats surnuméraires aux quarante fixés au service de la France, tant dans la capitale que dans les différentes échelles ; ils y ont été depuis réduits à leur nombre primitif. » (AE/B/I/442, fol. 230-242v).
Cependant, selon les mots de l'ambassadeur Saint-Priest, si la vente de barat était légitime, « la protection du Roi n'est pas faite pour être vendue ».
À Constantinople, pendant l'Ancien Régime, les ambassades européennes étaient situées à Péra, sur les hauteurs, alors que le gouvernement ottoman et l'administration turque se trouvaient au bord et de l'autre côté du Bosphore. Tout déplacement était à la fois long et physiquement fatigant. Le drogman devait tous les jours descendre de Péra au port de Galata, traverser en barque le Bosphore quel que soit le temps, puis marcher jusqu'au palais de Topkapi. De bonnes jambes leur étaient donc nécessaires, de même qu'une condition physique solide. Il n'est donc pas rare d'en trouver l'indication dans les correspondances de l'ambassadeur. En 1762, l'ambassadeur Vergennes demanda pour le drogman Alexandre Philibert Deval une gratification pour l'achat d'un cheval (AE/B/I/438, fol. 58-59v, Vergennes à Choiseul, 27 mars 1762) ; de même, en 1795, quand Pierre Ruffin revint comme chargé d'affaires à Constantinople, il demanda la mise à disposition d'un adjoint, chargé de le remplacer dans ses démarches à la Porte.
(1) , p.82. Enfants de langue et drogmans
Subissant comme les populations locales les tremblements de terre, les incendies ou les épidémies, catastrophes fréquentes au Levant, les drogmans étaient souvent victimes de mauvais traitements et de sévices de la part des autorités ottomanes. Ainsi, en 1634, le drogman barataire de France Balthazar Motto fut étranglé à Constantinople sur ordre du capitan pacha, pour s'être opposé à la saisie d'un navire français ; en 1659, le premier drogman Jean-Baptiste Fornetti fut témoin de l'incarcération brutale du fils de l'ambassadeur La Haye et « fut saisi d'une tel frayeur qu'il en étoit encor malade douze ans après » (AE/B/I/442, fol. 230-242v ) ; le 4 août 1716, ce fut au tour de Benjamin Brue, drogman de l'ambassade de France, d'être étranglé sur ordre du grand vizir sur la route d'Andrinople, pour soupçon d'intelligence avec les Allemands ; Étienne Roboly, drogman à Alexandrie, mourut au bagne de Constantinople le 14 avril 1768, quelque mois après son arrestation en 1767 à Alexandrie, sur une accusation d'accaparement de la récolte de riz.
Selon la coutume ottomane de marquer l'appartenance à une communauté religieuse par un vêtement spécifique et une couleur, les drogmans portaient depuis le xvie siècle des manteaux marron tirant sur le rouge, doublés de fourrure de marte zibeline, sur des robes de soie jaune ou rouge, de même qu'un à quatre cornes, c'est-à-dire une bonnet de fourrure, de même que des babouches jaunes, couleur réservée aux Turcs et aux Francs. D'après l'iconographie du xviiie siècle, les drogmans de France portaient un manteau bleu, lors des audiences officielles. L'ordonnance sur les consulats du 3 mars 1781 donna des instructions sur les vêtements des drogmans. À condition que tous les drogmans d'une échelle portent le même costume, il leur fut permis au Levant de garder l'habit oriental traditionnel, ou bien de choisir un habit à la française. kalpak
Malgré leur solide formation, les drogmans restaient confinés dans leur profession. Ils passaient d'échelle en échelle, comme élève jeune de langue, puis troisième et second drogman, avant d'arriver au poste de premier drogman dans une échelle ou d'être appelés à l'ambassade de France à Constantinople. Pendant très longtemps, il fut impossible pour les drogmans de faire une carrière consulaire. Si le premier drogman de l'ambassade de France était gratifié du titre de secrétaire-interprète, seuls les meilleurs des drogmans pouvaient espérer obtenir en France un des quatre postes de secrétaire-interprète du Roi pour les langues orientales et devenir au terme leur carrière professeurs de langues orientales au Collège de France ou au collège des jeunes de langue à Louis-le-Grand.
En plus faute d'évolution professionnelle, les drogmans étaient mal payés, surtout dans les échelles, ce qui n'était pas sans conséquence sur leur situation personnelle. En effet, faute de revenus suffisants et avec les restrictions imposées par la législation de la résidence au Levant et en Barbarie, il leur était souvent difficile de se marier et de fonder une famille. Par ailleurs, une lettre du duc de Praslin du 4 décembre 1769 (AE/B/I/442, fol. 230-242v) indiquait « qu'on a toujours eu pour maxime dans le service des échelles de fixer les drogmans à leur fonction et à cette carrière » ; il en résultait un manque d'émulation des officiers « qui font un métier dégoûtant, ingrat et pénible », ce qui faisait que seuls les Français démunis restaient dans cette carrière. L'ambassadeur Saint-Priest en était bien conscient et, dans son mémoire de 1775, il insista sur la nécessité de donner des perspectives de carrière aux drogmans, une amélioration de leur rémunération et de leurs conditions de vie, des places dans les chancelleries et consulats de Levant et Barbarie qui seraient ainsi « le but et la récompense des drogmans qui s'en montrent capables », de même qu'un certain nombre de mesures : un tableau de mutation des drogmans tous les cinq ans, un plan de carrière, la permission de se marier, la création de pensions du Roi attribuables en cas de décès aux veuves et aux enfants… Ces recommandations furent en partie prises en considération dans l'ordonnance sur les consulats du 3 mars 1781.
Les lettres
En dépit de ces différences de style selon leurs auteurs, la structure des lettres reste quasiment toujous la même. Chaque lettre est organisée en plusieurs parties : le consul commence par accuser réception de la dernière lettre du ministre, dont il reprend les divers points ; après y avoir répondu, il informe le ministre des affaires qu'il a dû régler, aussi bien avec les négociants ou capitaines marchands français, qu'avec les autorités turques ; il donne ensuite les nouvelles locales et les nouvelles extérieures qu'il a pu recueillir ; quand il joint une pièce justificative, il en donne le résumé dans la lettre, que ce soit pour les pièces écrites en français ou celles écrites en langue étrangère ; il peut utiliser le chiffre pour les affaires confidentielles : dans ce cas, on en a une traduction des commis du bureau des Consulats dans l'interligne prévue à cet effet ; la lettre se termine par la formule de politesse
La lettre comporte d'autres éléments, comme les apostilles apportées lors de sa lecture. À leur réception, toutes les dépêches des consuls sont lues par un commis ; il rédige un résumé en plusieurs paragraphes, un par sujet ; ensuite, il informe le ministre qui donne ses réponses, point par point ; le commis les inscrit alors dans une colonne en vis-à-vis. Avec ces apostilles qui font office de brouillon, il reste au commis à rédiger la lettre de réponse à envoyer à l'ambassadeur.
On peut noter une grande disparité du nombre de lettres selon les années, ce qui laisse présumer qu'il en manque une partie dans la correspondance consulaire reliée de la sous-série AE/B/I, malgré les duplicatas et triplicatas envoyés par d'autres voies ; il serait instructif à cet égard de faire une comparaison avec les minutes conservées au Centre des archives diplomatiques de Nantes (MAE Nantes). En effet, certaines lettres ont pu être perdues avant d'arriver à destination ou bien détruites ou encore classées ailleurs ; dans ce dernier cas une apostille indique en principe le destinataire final. L'analyse du travail du Roi et du ministre, qui fait référence à des lettres lacunaires, conforte cette conjecture qui devient certitude à partir de 1763, la numérotation désormais obligatoire des lettres permettant de vérifier les manques. Certaines des lettres manquantes ont été retrouvées dans d'autres séries d'archives : elles avaient été mises à part dès leur réception. Par ailleurs, les lettres sont souvent accompagnées de pièces jointes.
En novembre 1784, le système de numérotation des lettres fut affiné : en plus de la numération par ordre chronologique, il fut demandé à l'expéditeur d'indiquer comment les lettres seraient acheminées, par voie de terre ou voie de mer, cette dernière précision devant être écrite à l'encre rouge. De même, une nouvelle division fut opérée entre la correspondance générale (n° général) et la correspondance adressée à tel autre service comme la direction générale des ports. L'expérience ne dura que quelques mois et, dès avril 1785, l'on revint au système antérieur de la numérotation chronologique des envois.
Les principaux sujets traités
Par nature, une correspondance consulaire traite de sujets liés au commerce, au suivi et à la protection des Français dans le cadre de la nation française (avec l'application des capitulations et de la législation française de la résidence au Levant), à la navigation militaire et commerciale et aux relations avec le pays d'accueil. Pour la correspondance consulaire de l'ambassadeur de France, s'ajoutent des sujets particuliers comme les relations avec les postes consulaires du Levant et la gestion de leur personnel, la protection des catholiques et missionnaires latins et des lieux saints de Jérusalem, l'observation des relations internationales de la Turquie, la quête de manuscrits et œuvres d'art pour les collections royales, l'entretien de la résidence de l'ambassadeur…
Nation française et commerce à Constantinople
Pendant l'Ancien Régime, la « nation française » représente le cadre institutionnel de l'activité commerciale dans les échelles du Levant, c'est-à-dire les ports et les villes où les Français ont la permission de s'installer. La nation française (1) ne peut être assimilée à la communauté française présente dans l'échelle, elle ne représente qu'une partie des Français présents et apparaît comme une sorte de syndicat de négociants et de censaux (les courtiers), avec ses règles de fonctionnement, de compétence et de financement (par les droits consulaires, d'ancrage et de cottimo), sous la direction de l'ambassadeur à Constantinople, des consuls dans les autres échelles du Levant et de Barbarie, et des députés de la nation. Le nombre des membres de la nation française est conditionné par celui des maisons de négoce autorisées par le pouvoir français dans l'échelle, de dix à douze à Constantinople aux xviie et xviiie siècles, à raison d'un à trois négociants associés par comptoir.
(1) Voir en particulier : ordonnance de la Marine d'août 1681 ; ordonnance sur les consulats du 3 mars 1781 ; Anne Mézin, ), p. 29 et suiv. ; Gaston Rambert, , t. 5, p. 199. Les consuls de France au siècle des Lumières (1715-1792Histoire du commerce de Marseille
De même, au Levant et en Barbarie, est constamment évoquée dans la correspondance la question la résidence des Français et le respect des contraintes et restrictions de la législation française à ce sujet (durée de la résidence, prolongation des certificats de résidence, permission de mariage, restrictions apportéess à la présence des épouses, filles et sœurs des Français, etc.). Beaucoup de précisions sont également données sur la colonie française de Constantinople. Les modifications de la législation française concernant la résidence des Français au Levant ont pour conséquence la rédaction d'états de Français (état des artisans et serviteurs, état des domestiques et état des veuves et servantes, 1716 ; état des Français de Constantinople, 1727, avec 402 personnes répertoriées ; état des femmes françaises à Smyrne et à Constantinople, 1727) ; cependant, certains états annoncés dans la correspondance sont lacunaires (par exemple, celui de mai 1747, « l'état apostillé des François qui résident icy et surtout des régisseurs des maisons » (1). De même, les affaires privées ou judiciaires des Français de Constantinople font l'objet de mentions quand elles nécessitent l'intervention de l'ambassadeur.
(1) AE/B/I/426, fol. 195-199v, 31 mai 1747.
À Constantinople et plus généralement au Levant, la principale branche du commerce français est formée par les draps de France, fabriqués pour l'essentiel en Languedoc et exportés par les grandes maisons de négoce de Marseille ou Montpellier, qui avaient des comptoirs au Levant. Une importante préoccupation des négociants français de Constantinople fut de maintenir le prix de vente des draps et d'éviter un afflux non contrôlé de cette marchandise dans les trois principales échelles faisant leur négoce, Constantinople, Smyrne et Salonique. Pour empêcher l'effondrement des cours, l'ambassadeur Villeneuve organisa un système des répartitions des quantités de draps à vendre, avec le soutien des régisseurs des maisons de négoce de Constantinople, qui s'opposa au régime de la liberté de négoce promu par leurs majeurs marseillais dès les années 1740. Au retour, sont envoyées en France des marchandises comme les laines et soies, le coton, le café, les cendres, cires, cuirs ou encore les bois de marine..., mais aussi, avec des permissions expresses de la Porte ottomane et le paiement d'une taxe appelée « bedeat », les huiles, les blés et autres céréales.
Au commerce français de Levant, se joignent toutes les affaires concernant la navigation marchande, car :
« l'on ne saurait faire le commerce de France en Levant et de Levant en France que par la navigation. Et cette navigation que l'on appelle marine remplit le vide qu'il y a entre ces États, touche à toutes leurs extrémités et unit le tout ensemble. De sorte que c'est à la marine, à la navigation qui est redevable du commerce que l'on peut faire en Levant. » (AE/B/III/244, pièce 79).
Il s'agit aussi bien de la navigation en droiture de France ou de celle par cabotage ou « caravane », de même que de leur réglementation, de tout ce qui concerne les capitaines marchands et leurs équipages, et du renvoi des matelots disgraciés.
Font encore partie du commerce les questions de la douane ottomane et de ses droits d'entrée et sortie, de l'extraction des blés, huiles et café, celles des dettes et banqueroutes des négociants, de la concurrence entre les échelles pour l'achat des laines ou des soies, ou de la réglementation du commerce des trois échelles de Constantinople, Smyrne et Salonique. En complément de ses lettres, l'ambassadeur envoyait de nombreuses pièces justificatives, comme des mémoires explicatifs (mémoires sur le commerce de l'échelle de Constantinople, et des échelles de Levant, sur les draps, sur les faillites, sur le marché des laines pelades, sur la vente des sucres et indigos, sur le commerce des huiles à Candie et dans l'Archipel…), et des états (états de commerce d'entrée et de sortie, états des comptes de la nation, états de navires…).
Enfin, l'ambassadeur français intervint directement dans les négociations relatives à l'ouverture de la mer Noire à la navigation marchande française (Saint-Priest, notamment), et à celles de la route par la mer Rouge (mission Truguet).
Les missions d'inspection au Levant et leurs conséquences sur la législation consulaire
Les missions d'inspection des échelles du Levant sont largement évoquées dans la correspondance consulaire de Constantinople. Elles avaient pour objectifs principaux de remédier aux désordres qui avaient pu s'installer dans les colonies marchandes françaises, d'améliorer le commerce français et de faire des propositions pour l'évolution du cadre législatif de l'organisation consulaire. À la suite des missions Gravier d'Ortières en 1685-1686 et Le Bigot de Gastines en 1705-1707, deux autres inspections furent organisées jusqu'à la Révolution française, celles de Benoît de Maillet en 1717-1719 et enfin celle du baron de Tott en 1777-1779, qui aboutit à la grande ordonnance sur les consulats du 3 mars 1781. On peut ajouter à ces missions les deux tournées d'inspection de Duguay-Trouïn (1731) et du prince de Listenois (1766).
Les relations avec les consulats du Levant
Sur les 129 postes consulaires d'Ancien Régime, 41 se trouvaient au Levant ou en Barbarie, répartis entre 20 consulats et 21 vice-consulats ou agences consulaires. Ces postes consulaires avaient pour la plupart été créés au cours du xviie siècle. Les consulats du Levant étaient implantés sur les côtes de l'Empire ottoman, de Durazzo (Durres) en Albanie (1699), en passant par Smyrne, le plus important des consulats, à la Syrie (Alepe, Tripoli de Syrie), la Palestine (Acre, Jaffa, Rame), l'Égypte (Le Caire, Alexandrie, Rosette) et jusqu'en Perse (Bagdad, Bassora), y compris la Grèce (Salonique, Athènes, la Morée…) et les îles de la mer Égée (les vice-consulats de l'Archipel, Crète, Rhodes et Chypre).
À la tête de la hiérarchie consulaire du Levant, se trouvait le consulat général de Constantinople, dont les fonctions étaient exercées par l'ambassadeur de France, qui prétendait être le supérieur hiérarchique des consuls. Il disposait, il est vrai, d'un pouvoir de nomination des titulaires de plusieurs postes de seconde catégorie, comme les vice-consulats de l'Archipel. L'ordonnance du Roi du 17 août 1756 supprima ces nominations, de même qu'un certain nombre de postes secondaires, même si certains comme Athènes, Naxie ou Rhodes furent rétablis quelques années plus tard.
Si les consuls s'en remettaient à l'ambassadeur pour les affaires à porter au divan, face aux autorités ottomanes, ils défendaient vivement leur relation directe avec le secrétaire d'État de la Marine, avec une correspondance indépendante de celle de l'ambassadeur. Les relations conflictuelles entre le consul de Smyrne Gaspard de Péleran et le comte de Castellane, au sujet de la vente des draps à Smyrne, sans passer par « les arrangements des répartitions », comme le demandait la nation de Smyrne, fut perçue par l'ambassadeur comme une provocation. Castellane invoqua à ce sujet, dans sa lettre du 17 juin 1745 au comte de Maurepas, le principe de la subordination des consuls et négociants du Levant envers l'ambassadeur « en ce qui concerne la discipline et direction du commerce des échelles » et dénonça la conduite de la nation de Smyrne qui avait abandonné les arrangements sans en référer à l'ambassadeur (AE/B/I/422, fol. 203-210v). Plusieurs incidents survinrent par la suite entre les ambassadeurs et les consuls, relatifs à l'autorité des premiers sur les seconds.
Comme son prédécesseur Vergennes, l'ambassadeur Saint-Priest déplorait les inconvénients qui résultaient de l'attente des décisions du ministre, pour statuer sur les affaires concernant les consuls français, qui n'étaient pas du ressort de l'ambassadeur :
« Je ne suis assurément pas avide d'autorité, celle que j'ay m'étant déjà fort à charge par la nécessité de prendre sans cesse sur moy tant en politique qu'en administration, mais que quelques consuls aux brevets desquels l'ambassadeur du Roy donne une lettre d'attache, ne le regardent que comme leur homme d'affaire à Constantinople et disent publiquement qu'ils dépendent directement de la cour et n'ont pas d'ordre à recevoir de luy, ainsy qu'il m'est revenu que deux des plus considérables l'ont avancé directement et que le sieur Astier me le dit ouvertement, je ne crois pas cela dans l'ordre ».
Il réclama donc une lettre du ministre aux consuls « pour leur donner des principes de subordination », ou bien des ordres directs à ce sujet à l'ambassadeur, qui saurait ainsi à quoi s'en tenir (Saint-Priest à Praslin, 21 novembre 1769, AE/B/I/440, fol. 258-263v). Par la suite, l'article 128 du titre premier de l'ordonnance du 3 mars 1781 réduisit encore l'autorité de l'ambassadeur sur les consuls, ceux-ci n'étant pas obligés d'adhérer à ses injonctions, même si elle avait l'approbation du ministre, ce dernier étant le seul supérieur hiérarchique (AE/B/I/446, fol. 74-76v, Saint-Priest à Castries, 24 décembre 1783).
Peu après son arrivée, l'ambassadeur Choiseul-Gouffier résuma ce que le ministre attendait de lui dans ses relations avec les consuls, tout en soulignant les limites du système :
« Je sais, Monsieur, que je n'ai aucune autorité sur les consuls, par conséquent aucun droit de juger leur conduite, que mon devoir est uniquement d'appuyer leurs demandes, de pallier leurs torts s'ils en avoient eus, enfin de procurer autant qu'il est en moi le suivi des affaires qu'ils me chargent de suivre près la Porte, mais cependant quelque précise que soit l'ordonnance à cet égard, dois-je agir également dans tous les cas sans me permettre d'en examiner les circonstances ? Ne dois-je pas craindre de mettre en avant le nom du Roi dans des causes injustes et d'accoutumer les Turcs à des refus qu'ils multiplieroient ensuite sans motifs légitimes ? » (Choiseul-Gouffier à Castries, 26 janvier 1785, AE/B/I/447, fol. 12-15v).
Les affaires religieuses
Si depuis la paix de Cateau-Cambrésis en 1559, « on a cessé en France de mendier les secours du Turc dans les diverses guerres qu'on a eu à soutenir » car « cette étroite union avec les Infidèles étoit funeste à la chrétienté, qu'elle apportoit peu d'utilité, et beaucoup de déshonneur à la France », on n'avait pour autant renoncé à « vivre toujours en bonne intelligence avec lui pour la conservation des lieux saints et l'intérêt des marchands françois qui trafiquent en Turquie » (1). On estimait de plus que les rois de France n'avaient conservé cette paix « que pour se deffendre contre la Maison d'Autriche, et pour le confort des chrétiens qui demeuroient dans les États du Grand Seigneur » et qu'ils « avoient mérité le nom de Très Chrétien, pour avoir toujours combattu pour protéger et augmenter la religion chrétienne » et qu'ils avaient veillé « à la conservation des lieux saints et de la religion chrétienne dans l'Empire ottoman ». C'est pourquoi l'ambassadeur Nointel rappela dans son mémoire au sultan, pour le renouvellement des capitulations « qu'en considération de ce que l'Empereur de France étoit le protecteur du christianisme auprès de Sa Hautesse, la religion chrétienne fût toujours concernée dans les lieux de l'Empire ottoman où elle l'avoit été jusqu'alors ». En 1673, le Grand Seigneur devait d'ailleurs qualifier, dans le préambule des capitulations, Louis XIV comme étant « la gloire des plus grands monarques de la terre de la croyance de Jésus, choisi entre les princes glorieux de la croyance du Messie, le vicaire de toutes les nations chrétiennes, Seigneur de Majesté et d'honneur, patron de louange et de gloire Louis, Empereur de France ».
(1) MD Turquie, vol. 7, fol. 7-24v, Traités entre les Rois de France et les Grands-Seigneurs [ ]. 1720
D'allié opportuniste avec l'infidèle, le roi de France était ainsi devenu au fil des ans le premier protecteur des chrétiens latins sujets du Grand Seigneur (parmi lesquels les originaires de France et les Arméniens catholiques), des missionnaires européens mais aussi de certains juifs turcs. Le champ était d'ailleurs presque libre : les puissances marchandes (Angleterre, villes libres allemandes, Provinces-Unies des Pays-Bas, rois scandinaves, etc.) avaient embrassé la Réforme, alors que Venise et Gênes avaient perdu leur domination en Méditerranée et l'empereur d'Autriche n'était pas encore en capacité de domination, ayant dû attendre les années 1720 pour installer ses premiers consuls en Barbarie et au Levant. L'ambassadeur de France devait néanmoins composer avec les évêques et vicaires apostoliques nommés en Levant par la congrégation de , et les ordres religieux eux-mêmes, en raison de la forte présence des missionnaires italiens et espagnols à Jérusalem, en Syrie et en Égypte. Propaganda Fide
De ce fait, les affaires religieuses prennent une grande place dans la correspondance consulaire de l'ambassadeur. Sont ainsi évoquées les affaires des lieux saints et de la réparation de la voûte du Saint-Sépulcre (raison officielle de la célèbre ambassade de Mehmed efendi à Paris en 1720), de la protection des Arméniens catholiques, des rivalités entre les diverses obédiences (capucins, franciscains de la Terre Sainte, jésuites, carmes déchaussés…), l'indiscipline des religieux, les expulsions de missionnaires (comme celles des jésuites de Damas et des religieux de la Terre Sainte en Égypte), la liberté de conscience en Crimée, les réparations sur les églises, les avanies contre la Terre Sainte et autres missionnaires latins, etc. S'y ajoutent les questions liées aux écoles, hôpitaux et paroisses.
L'observation du pays
Par la correspondance consulaire l'ambassadeur rend compte en premier lieu des affaires du commerce français, mais il ne peut évidemment pas omettre d'informer le secrétaire d'État de la Marine de ce qui concernait la politique intérieure et extérieure de la Sublime Porte. De ce fait, certaines de ses lettres sont de simples doubles de celles qu'il envoie au secrétaire d'État des Affaires étrangères. Ainsi sont nombreuses les mentions concernant les révolutions de palais, les dignitaires ottomans, les troubles dans les provinces, les guerres de la Porte avec ses voisins persan, autrichien et russe, les négociations commerciales avec les autres puissances européennes, les ambassades reçues à Constantinople et celles de la Porte à l'étranger. Les catastrophes naturelles sont également largement évoquées (tremblements de terre, épidémies de peste, incendies…). La correspondance contient encore les relations détaillées des audiences de l'ambassadeur du roi de France chez le Grand Seigneur, le grand vizir et le capitan pacha, et tout ce qui concerne la défense de sa prééminence sur les ambassadeurs des autres puissances européennes, de même que celle des consuls dans les échelles. Enfin, la question de la navigation des escadres royales donne lieu à de nombreux développements par l'ambassadeur, que ce soit pour les bâtiments autorisés à se rendre à Constantinople pour le transport des ambassadeurs, l'envoi d'escadres contre les pirates barbaresques, les escortes des convois marchands en temps de guerre, les missions d'observations hydrographiques, etc.
En plus du récit des négociations menées par les drogmans dans les affaires courantes ou extraordinaires (par exemple, la recrue de troupes par Bercheny en 1720), la correspondance consulaire fait état des rachats de captifs français, comme ceux effectués après la prise de la Morée (1715) ou lors de la mission de rédemption du Père trinitaire Guillaume Jehannot (1731), et tous les rachats au cas par cas, de même que toutes les demandes concernant les galériens turcs détenus par la France. Un autre volet de la correspondance concerne les renégats, en particulier le plus célèbre d'entre eux, le comte de Bonneval. Quelques mentions enfin sont relatives à l'imprimerie du Grand Seigneur et à ses productions, de même qu'aux tentatives de création de manufactures turques de draps.
L'accroissement des collections royales
Comme aux siècles précédents, les ambassadeurs français apparaissent comme des auxiliaires dans la recherche des manuscrits et œuvres pour l'accroissement des collections royales, en plus de celle dont étaient ordinairement chargés tous les agents du Roi au Levant. En 1729-1730, l'ambassadeur Villeneuve reçut ainsi la mission d'apporter un soutien logistique et pécuniaire à la mission de collecte des abbés Sevin et Fourmont, et il commença par mettre à leur disposition un personnage atypique et efficace, le docteur Fonseca, qui leur facilita le travail grâce à ses liaisons dans les milieux érudits phanariotes et orthodoxes. Même si la grande époque de cette collecte semblait révolue, quelques listes de manuscrits turcs, persans, arméniens, arabes, latins ou grecs sont jointes à la correspondance, l'ambassadeur étant chargé d'organiser leur acheminement en France. De même sont mentionnées la recherche d'ouvrages pour les jeunes de langue, et celle des médailles, des inscriptions et des marbres, telle la campagne menée par le consul de Smyrne Charles de Peyssonnel en 1745 (AE/B/I/424, fol. 1-2v, Castellane à Maurepas, 2 janvier 1746). Des découvertes exceptionnelles sont ainsi relevées telles que celles des inscriptions relevées par l'abbé Fourmont (1730-1731), d'un grand médaillon d'or représentant l'empereur Justinien (AE/B/I/429, fol. 200-203v, des Alleurs à Rouillé, 18 juin 1751), d'une statue de pierre noire (AE/B/I/389, fol. 41-41v, 10 juin 1715), ou encore de trois belles statues à Alexandrie (AE/B/I/429, fol. 319-322v, des Alleurs à Rouillé, 28 octobre 1751).
À ces objets, il faut ajouter l'apport intellectuel avec notamment les traductions d'ouvrages ottomans, turcs, persans et arabes, effectuées par les jeunes de langue et les drogmans, qui constituent une partie du fonds turc de la Bibliothèque nationale de France. Enfin, le passage de tous les voyageurs français est aussi indiqué.
Le Palais de France
Pour terminer, l'entretien et les réparations du palais de France (1) forment un sujet spécifique et récurrent des missives consulaires de Constantinople. Résidence des ambassadeurs depuis le début du xvie siècle, le Palais de France est un souci permanent pour ses occupants. Jusqu'à sa complète reconstruction pendant l'ambassade Saint-Priest, et même après (2), son mauvais état est évoqué à maintes reprises. En plus du danger Le financement de son entretien et des réparations était en effet pris en charge par le gouvernement mais aussi par la chambre de commerce de Marseille et les nations de Constantinople et de Levant (par répartition, selon les revenus des nations françaises).
(1) Voir Jean-Michel Casa, , Istanbul, 1995, 116 p., et les travaux de M. Paolo Girardelli, Boğaziçi University, Istanbul, « The Architecture of the Eastern Question : Politics, Patronage and Theory around the Palais de France in Istanbul during the XVIII and XIX Centuries ». Le Palais de France à Istanbul
(2) Voir la lettre du 24 novembre 1787 du comte de Choiseul-Gouffier (AE/B/I/448, fol. 90-93v) dans laquelle il rapporte l'écroulement complet de l'église des capucins en septembre 1787 et l'état effrayant du Palais de France, qu'il imputait à une mauvaise construction du toit qui aurait laissé filtrer l'eau sur des bois encore verts lors de la construction, ce qui l'avait obligé à se retirer dans dans un petit appartement et à faire étayer le bâtiment, pour un coût de 2 064 piastres.
En espérant que cet inventaire fournira quelques compléments utiles d'information et ouvrira des pistes de recherches sur les relations commerciales de la France avec l'Empire ottoman et le Levant à l'Époque moderne, je tiens à exprimer toute ma gratitude à Madame Françoise Bannat-Berger, directrice des Archives nationales, Monsieur Emmanuel Rousseau, directeur des fonds, et Monsieur Amable Sablon du Corail, chef du Département du Moyen Âge et de l'Ancien Régime, qui ont accepté ce projet et m'ont permis de le mener à son terme.
Anne Mézin
chargée d'études documentaires au chargée d'études documentaires au département du Moyen Âge et de l'Ancien Régime
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: glossaire ; chronologie ; listes chronologiques ; « Traités entre les Rois de France et les Grands-Seigneurs [ ] » ; sources complémentaires ; sources imprimées ; bibliographie ; index des noms de personne ; index des noms de lieu ; index des noms de navire. On trouvera en annexe les documents suivants1720
Voir :

Cote :

AE/B/I/418-AE/B/I/448

Publication :

Archives nationales (France)
2019
Pierrefitte-sur-Seine

Informations sur le producteur :

France. Secrétariat d’État de la marine. Bureau des consulats
France. Secrétariat d’État de la marine. Administration des consulats (1669-1790)

Informations sur l'acquisition :

1932-1933

Conditions d'accès :

Communication libre, en fonction de l'état matériel des documents.

Conditions d'utilisation :

Selon les termes de la loi du 16 juillet 2008.

Langues :

FrançaisArabePersanTurc

Description physique :

Importance matérielle :
31 articles

Localisation physique :

Paris

Organisme responsable de l'accès intellectuel :

Archives nationales (France)

Identifiant de l'inventaire d'archives :

FRAN_IR_057641

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