Page d'histoire : Germaine de Staël, dite Mme de Staël Paris, 22 avril 1766 – Paris, 14 juillet 1817

Morte le 14 juillet 1817, il y a exactement deux cents ans, Germaine de Staël confère à sa disparition des allures de symbole : quelle meilleure date la fille de Necker et l’auteur des Considérations sur la Révolution française, paru quelque six mois plus tard, aurait-elle pu choisir pour ses adieux ? Rien de plus problématique pourtant, ni de plus clivé, que la trace qu’elle laisse dans la mémoire nationale. En  témoigne le choix, stipulé dans ses dernières volontés, d’une sépulture transfrontalière : si Staël est à Paris, rue Neuve-des-Mathurins,  lorsqu’elle succombe aux suites de l’attaque qui l’a terrassée cinq mois plus tôt, elle exige que sa dépouille repose en Suisse, à Coppet, dans le tombeau familial qui renferme déjà les corps de Suzanne et Jacques Necker, décédés en 1793 et 1804 . Ce pas de côté problématise la place de Staël dans notre patrimoine culturel : appartient-elle à nos grands auteurs, celle qui choisit l’écart et l’étranger, ou préfère-t-elle aux places acquises le rôle plus difficile de l’éternelle dissidente ? La question engage, au moment du double bicentenaire de sa mort, l’ensemble d’une postérité dont les contours, aussi bien biographiques qu’esthétiques, défient la fixité des lignes et des tombeaux. L’œuvre staëlienne affiche une singulière prédisposition pour les lisières. Cet affranchissement commence par la volonté, précoce chez celle qui s’appelle encore Louise Necker, d’écrire – le choix d’une carrière littéraire, pour une jeune femme, représente alors une transgression le plus souvent blâmée par l’opinion – et d’écrire en s’écartant des registres traditionnellement concédés à la féminité : le roman, auquel Staël ne s’intéresse que tardivement et qui reste minoré à l’échelle de son corpus, ainsi que l’épistolaire et l’expression générale des sentiments. Assumant l’audace de sa distinction – « À l’inverse de ce qu’on fait ordinairement, j’ai commencé par les idées générales et je viens aux ouvrages d’imagination », écrit-elle le 9 juin 1800 –, Staël embrasse, en même temps que le goût des lettres, la passion de l’analyse et de la réflexion. Cette prédilection pour la pensée explique sous sa plume la récurrence, dès ses premières années, des ouvrages critiques et des traités : des Lettres sur les écrits et le caractère de Jean-Jacques Rousseau, qui proclament dès 1788 le droit, face au maître admiré, de « ne pas penser comme lui », à De l’influence des passions (1796) puis De la littérature (1800), rarement une œuvre féminine aura tant sublimé la trajectoire individuelle au profit de l’horizon collectif, voire universel de la destinée. Cet effort d’abstraction, clé de voûte de l’exercice profondément critique de la pensée staëlienne, travaille à détacher le sujet des intérêts, des sentiments et des aveuglements qui voilent sa raison et entravent l’exercice de sa liberté. Il engage Staël, assez naturellement, sur la voie de l’analyse morale, philosophique et politique : comment protéger l’être, ainsi que le citoyen, de sa propension à l’aliénation ? Quel système garantit l’exercice éclairé, autrement dit dépassionné, du pouvoir ? Soulevées quelques mois après le 9 Thermidor, ces interrogations complexes et dont la réponse exige d’explorer les territoires les plus obscurs de l’âme et de la nation, associent à l’œuvre staëlienne l’autopsie sans concessions des ressorts de l’action humaine : « Les Français sont-ils faits pour être libres ? » Refermant les Considérations, la question explicite la force et le courage d’une lucidité qui n’épargne aucun tissu personnel, qu’il s’agisse de la famille ou du pays, à la fois rêve et cauchemar, que constitue la France à ses yeux. L’écart ne se contente pas, en effet, d’inscrire l’œuvre staëlienne aux marges des poétiques et des modèles. Sa trajectoire personnelle dessine elle aussi une ligne européenne plus qu’hexagonale et qui transforme l’existence de Germaine de Staël, « première femme que Napoléon exila » (Dix années d’exil), en un voyage aux frontières du continent. Ce mouvement tient à l’interdiction de territoire français promulguée par l’Empereur, qui redoute sa force d’opposition et la résistance qu’elle organise face à la progressive confiscation des libertés à partir de 1804. Nomade malgré elle, Staël a pourtant soin de convertir cette proscription en découvertes de l’ailleurs : de l’Allemagne à l’Italie, la Russie et l’Angleterre, emblème de la liberté politique, son itinérance achève de la convaincre des vertus de l’étranger et de la fraternité des cultures. « Il n’y a point de nationalité qui ne soit une borne. Il en faut plusieurs pour être un homme complet », note-t-elle dans ses Carnets de voyage. Un tel programme ne témoigne-t-il pas, deux cents ans plus tard, de la force brûlante de son œuvre ?

Stéphanie Genand
MCF-HDR université de Rouen
présidente de la Société des études staëliennes

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Source: Commemorations Collection 2017

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