Page d'histoire : Jacques Prévert Neuilly-sur-Seine, 4 février 1900 - Omonville-la-Petite (Manche), 11 avril 1977

Jacques Prévert par Wols, s.d.

"Le mot est plus fort que l'idée : c'est en ce sens que je suis matérialiste". Cette phrase destinée à la partie "Intermède" Spectacle (1951), n'y apparaître pas. Mais Jacques Prévert a bien perçu à quel point le bonheur, le malheur, l'existence de chacun dépendent en partie des mots. Son passage par le surréalisme (de 1925 à 1930) a intensifié son refus des "grandes supercheries sacrées", ses tendances ironiques et oniriques : son expérience d'auteur de pièces et de chœurs parlés pour le groupe Octobre (1932-1936), troupe d'acteurs non professionnels qui se déplaçait sur les lieux de travail et détente des ouvriers pour les faire rire de leurs ennemis et les encourager dans leurs révoltes, lui a permis de concilier sa volonté d'être au cœur de la réalité et son désir d'aller au bout de ses rêves.

Si beaucoup d'écrivains ont cherché à se doter d'un style, Prévert, lui, s'est d'abord plu à dynamiter les clichés, les généralisations abusives, les morales des fables, à prendre les expressions toutes faites au pied de la lettre, à corriger les maximes proverbiales : "Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage à demain si on ne vous paye pas le salaire d'aujourd'hui". Cette remise en question des formules stéréotypées et des idées reçues, alliée à un goût évident de tourner les mots dans tous les sens, de jouer de leurs sonorités et de leurs ambiguïtés, lui a permis de trouver non seulement sa voie mais une voix.

À la fois multiforme et singulière, on reconnaît aisément celle de Prévert quand on entend les dialogues de ses films, qu'ils aient été réalisés par Renoir (Le Crime de Monsieur Lange), Carné (Drôle de drame, Le Quai des brumes, Le jour se lève, Les Visiteurs du soir, Les Portes de la nuit...), Christian-Jaque (Sortilèges...), Grémillon (Lumière d'été...), Pierre Prévert (Adieu Léonard...), Cayatte (Les Amants de Vérone), ou quand on lit un de ses textes (dans Paroles, Histoires, Grand Bal du printemps, Charmes de Londres, La Pluie et le Beau Temps, Soleil de nuit...).

Loin des vers traditionnels, il trouve un rythme qui lui est propre, établit un système d'échos en jouant des rimes intérieures, utilise les assonances et les allitérations avec virtuosité : "... dans les bois de Clamart on entend les clameurs des enfants qui se marrent, c'est le printemps, l'aiguille s'affole dans sa boussole, le binocard entre au bocard et la grande dolichocéphale sur son sofa s'affale et fait la folle". Il nous montre parfois la portée et l'indiscrétion de certaines questions convenues et les limites des réponses rituelles. "Qui êtes-vous ?", demande Edouard de Monteray, dans Les Enfants du paradis, à Lacenaire, qui a autant d'identités que d'autres de chemises. Et celui-ci de répliquer : "Vous ne trouvez pas que c'est une question saugrenue de demander aux gens qui ils sont […]. C'est sans doute pour cela qu'ils répondent toujours "à côté" de la question. Oui, ils vont au plus facile : nom, prénom, qualités...".

Le langage social peut permettre de répondre "à côté" mais, surtout, il établit des différences entre les êtres. Les bêtes sont insultées, remarque Prévert, et les femmes aussi. Précurseur de beaucoup de nos débats actuels, il a attiré l'attention sur la domination du féminin par le masculin dans notre langage, tantôt avec le sourire - "Toujours Il qui pleut et qui neige/Toujours Il qui fait du soleil/Toujours Il/Pourquoi pas Elle", s'étonnent des petites filles dans "Refrains enfantins" (Spectacle)-, tantôt avec plus d'âpreté, comme dans le dernier texte de Choses et autres, "La Femme acéphale" (1972). Car même s'il est parfois violent - son anticléricalisme et son antimilitarisme heurtent certains lecteurs -, il est persuadé que l'humour, noir ou non, est décapant, salubre, vivifiant. Aussi ses attaques contre les potentats, morts ou vivants, se font-elles sur le mode de la dérision, à la manière dont Brecht use de la distanciation. Napoléon, cet "homme de sacre et de code", est désacralisé, tout comme Louis XIV qu'il imagine disparaissant dans sa "chaise percée" ; la tête de monsieur Thiers comme celle d'Adolf Hitler est certes "la tête de la peur" mais aussi "une tête à claques".

La subversion s'opère également par les images. À son activité de poète et de scénariste-dialoguiste s'ajoute celle, moins connue, de collagiste. Un certain nombre de ce qu'il a appelé ses "images" accompagne les textes des recueils Fatras (1966) et Imaginaires (1970). Prévert utilise des documents divers : livres d'art, photographies, magazines, les découpe et les modifie, inventant des images nouvelles. Par ce rejet fréquent des phrases et des images toutes faites, il nous incite à ne jamais admettre sans esprit critique ce qui nous est dit ou montré. Pourtant, s'il parle "pour ceux qui en ont trop à dire pour pouvoir le dire", il ne se substitue pas à eux : il leur apprend seulement à être plus lucides.

On a tout lieu de se réjouir de sa popularité, bien qu'elle ait été la cause de légendes et de malentendus. Il a voulu être accessible à tous mais en bon artisan du langage il a beaucoup travaillé ses textes et on répète à tort qu'il les rédigeait d'un seul jet, en toute hâte. On l'a présenté comme exclusivement inspiré par la rue alors que son œuvre est nourrie, aussi, de ses très nombreuses lectures et de sa complicité avec quelques-uns des plus grands peintres de son temps. Ce travail minutieux, cette culture si vaste ont été offerts aux lecteurs sans ostentation, avec une telle simplicité qu'on s'est souvent arrêté à cette surface limpide sans aller voir ce qu'elle contenait en profondeur. Lue, récitée, chantée, portée par le disque ou par l'écran, la poésie de Prévert traverse toutes les frontières, touchant les publics les moins avertis comme les plus exigeants.

Danièle Gasiglia-Laster,
écrivain et critique

Arnaud Laster,
maître de conférences à l'université de Paris III-Sorbonne Nouvelle

Source: Commemorations Collection 2000

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