Page d'histoire : Diffusion des Singularitez de la France Antarctique d'André Thevet décembre 1557 - avril 1558

Cadet d’une famille de chirurgiens-barbiers d’Angoulême, André Thevet (1516-1592) est mis contre son gré au couvent des cordeliers de cette ville à l’âge de dix ans. De 1549 à 1552, il remplit une mission à Constantinople, qu’il conclut, à Pâques 1552, par le pèlerinage de Jérusalem. De retour en France, il publie en 1554 à Lyon la Cosmographie du Levant, potpourri de curiosités archéologiques, botaniques et zoologiques, entrelardé de considérations de philologie et de morale, le tout ordonné selon la trame d’un itinéraire de Venise à la Terre sainte.

L’année suivante, il se joint à l’expédition de Nicolas Durand de Villegagnon, chevalier de Malte inclinant à la Réforme et parti fonder au Brésil une éphémère « France Antarctique » (1555-1560). Thevet ne séjourne que dix semaines en terre d’Amérique, de la mi-novembre 1555 à la fin janvier 1556, et il ne quitte guère le minuscule îlot de l’entrée de la baie de Rio de Janeiro, où Villegagnon a établi sa forteresse, le Fort Coligny. Malade et alité, il retourne en France sur le vaisseau qui l’a amené. L’extrême brièveté de son séjour au Brésil ne l’empêche pas de publier dès la fin de 1557 ce qui constitue sans nul doute son oeuvre la plus représentative et le chef-d’oeuvre de la littérature française des nouveaux horizons : Les Singularitez de la France Antarctique, autrement nommée Amerique, dont la plupart des exemplaires conservés portent le millésime de 1558.

Écrit avec le concours et par la plume de l’helléniste Mathurin Héret, qui réclama la paternité de l’ouvrage et obtint, à la suite d’une action en justice, le 14 décembre 1557, la totalité des droits d’auteur, le livre offre le premier tableau ethnographique des Indiens Tupinamba du littoral brésilien replacés dans leur cadre naturel. La flore nouvelle inclut la patate douce, le pétun (le tabac), l’ananas et le manioc ; la faune comprend l’ara, le toucan, le tapir et l’aï ou paresseux, « beste assez estrange » censée se nourrir de vent. L’élégance des quarante et un bois gravés de style maniériste qui ornent le livre en élargit le succès auprès du public lettré. Ronsard s’en fait l’écho dans la Complainte contre Fortune (1559), et Montaigne, tout en s’en prenant à l’outrecuidance des cosmographes de son temps, lui devra une part de son information pour son chapitre « Des Cannibales » (1580). Au seuil même des Singularitez, une ode du poète Étienne Jodelle, l’auteur de la première tragédie française à l’antique, La Cléopâtre captive, et l’un des sept membres de la Pléiade, inaugure le thème moral du sauvage libre et nu, qui accuse par contraste les vices et l’hypocrisie de l’Européen. C’est donc aux Singularitez que remonte lointainement en France le mythe du Bon Sauvage, qui connaîtra sa plus belle fortune au siècle des Lumières. Une seconde édition suit en avril 1558 à Anvers sur les presses de Christophe Plantin, à un format plus réduit et avec des gravures refaites par Arnold Nicolai.

Affranchi de son ordre monastique à sa demande en janvier 1559 et courtisant tour à tour les princes protestants et les Guise, Thevet, qui réside désormais à Paris, rue de Bièvre, devient en 1560 cosmographe du roi et, début 1576 au plus tard, l’un des aumôniers de Catherine de Médicis. Seshautes protections lui permettent de lancer des publications coûteuses, comme, en 1575, La Cosmographie universelle, ou géographie des quatre parties du monde, qui accorde une part significative à l’Amérique, et en 1584 Les Vrais Pourtraits et Vies des hommes illustres, ample prosopographie à la manière de Plutarque, dont l’originalité est de ranger aux côtés des grands capitaines de l’Antiquité les modernes découvreurs et conquérants, Colomb, Vespucci, Magellan, Cortès et Pizarre, et six souverains de l’Amérique, dont l’Aztèque Moctézuma et l’Inca  tahualpa, mais aussi le « Cannibale » Nacol-Absou, le Tupinikin Quoniambec, Satouriona, « paraousti » de la Floride, et Paracoussi, roi patagon. Ce « Plutarque français », qui exploite la vogue suscitée par la traduction de Jacques Amyot en 1559, constitue de la sorte aussi un Plutarque américain.

Discrédité pour ses prétentions à un monopole du savoir géographique, Thevet voit se former contre lui la cabale des doctes de l’Europe entière. Il lui est reproché en outre d’avoir embrassé le parti de l’Espagne, à une époque où les puissances protestantes du Nord de l’Europe, Angleterre et Hollande, prétendent à l’empire des mers et imposent, à travers collections de voyages et atlas, leur vision du monde et de l’histoire. Dans Paris dominé par la Ligue, à laquelle il a adhéré, Thevet meurt de vieillesse et de maladie, sans avoir pu mener à terme ses derniers projets, l’ultime version augmentée de sa relation du Brésil, l’Histoire de deux voyages aux Indes Australes et Occidentales, et un Grand Insulaire et Pilotage qui aurait dû renfermer les cartes de toutes les îles connues.

Des Singularitez de 1557-1558, on a pu dire qu’elles célébraient les noces de l’humanisme et du nouveau cosmos. L’image du monde léguée par les Anciens résiste étonnamment aux progrès du savoir géographique, au demeurant spectaculaires. Loin d’être ruinée d’un seul coup, elle compose avec les réalités nouvelles, comme le montre l’exemple des Amazones. Consacrant deux chapitres à ces féroces archères, qu’il montre combattant derrière de gigantesques carapaces de tortues marines, puis lardant de flèches un prisonnier mâle suspendu par les pieds au-dessus d’un feu de bois, Thevet peut conclure triomphalement qu’aux trois sortes d’Amazones connues des Anciens, les Modernes en ont ajouté une quatrième : les Amazones d’Amérique rejoignent alors celles d’Asie, d’Europe et d’Afrique. Pour que le monde soit complet et qu’il garde son harmonie générale, il convient que chaque continent ait ses Amazones.

 

Frank Lestringant
professeur à l’université de Paris IV-Sorbonne

Source: Commemorations Collection 2008

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