Page d'histoire : Balthasar Klossowski de Rola, dit Balthus Paris, 29 février 1908 - La Rossinière, 18 février 2001

L’enfance et la jeunesse de Balthus se sont formées dans un milieu familial et amical particulièrement exquis, et comme il en existait encore dans l’Europe et dans le Paris d’avant la dernière guerre. Des poètes, des artistes, des philosophes, des causeurs, parmi les meilleurs de ce temps, des esprits dignes de composer ce qu’on pouvait appeler autrefois la compagnie des esprits ont conspiré à l’entretenir, dès le principe, dans le goût et la familiarité des choses de leur domaine. Tout ceci, au contraire de ce que l’on pourrait croire, ne devait point composer un esthétisme, ni amener le jeune Balthus à un esthétisme. Car cette société charmante avait de l’authenticité, c’est-à-dire qu’à l’intelligent et exclusif souci de perfection qui s’y manifestait, se joignaient beaucoup de naturel, de naïveté. Tel est le double caractère, sans doute paradoxal, qu’on doit reconnaître à ces groupes, à ces heureuses rencontres, à ces climats restreints qui se produisent à certaines époques riches en talents, en recherches, en effervescences spirituelles, en dialogues.

Ce naturel, cette naïveté, et pour le dire d’un autre mot, cette vie, ainsi préservés dans une région de haute altitude qui ne semble capable que des plus subtiles et précieuses volontés de l’intellect, qu’est-ce que cela ? De quoi sont faits ce naturel, cette naïveté, cette vie ? Comment les qualifier, les définir ? Un seul mot y suffit : enfance. Je le répète : se former dans une atmosphère d’art et de poésie, parmi des êtres qui ne sont que figures singulières, déjà légendaires, cela risque de conduire à l’esthétisme. Mais en ces dangereuses conjonctures, le naturel, la naïveté, la vie peuvent être préservés, c’est-à-dire l’enfance. Et contre l’enfance les portes de l’enfer ne sauraient prévaloir. L’enfance, chez quelques privilégiés, comme celui dont nous parlons ici, demeure imperturbable, et elle se prolonge avec toutes ses armes défensives qui sont celles, si fortes, de l’innocence. Et avec toutes ses armes offensives, également fortes, qui sont les prestiges, les sortilèges, les charmes de la perversité. L’enfance, sous sa double face, c’est là ce qui a été durablement préservé en Balthus et qui constitue son art.

Je me souviens de la première peinture qu’il fit dans l’atelier de sa mère Baladine, sur le seuil de cette enfance à laquelle l’âge seul l’obligeait à donner congé alors qu’il la gardait jalousement dans son coeur : c’était cette cour du Commerce, qu’on a souvent reproduite et dont la composition, très exacte, très naturaliste et réelle, s’imposait par un air d’égarement, de disproportion et de somnambulisme. Étrange, fascinante ambiguïté. La poétique de Balthus était déjà tout entière dans cette bizarre image. L’artiste, désormais, n’aurait plus à faire autre chose qu’à conserver cette poétique, à en poursuivre l’inventaire, à en développer, multiplier et perfectionner les effets.

L’art de Balthus est donc un art d’apparence réaliste. Plus exactement c’est un art réaliste parce que c’est un art des apparences. Ceci le situe à l’écart de la plupart des recherches plastiques de notre époque, sauf celles, sans doute, du surréalisme, lequel prend tant d’objets communs et courants, complètement évidents, pour les disposer de façon à en dégager du mystère. Mais il ne pourrait en être autrement par suite de ce processus, que nous avons indiqué, de la formation d’un démon créateur, qui, bien que se trouvant au sein des plus riches trésors de la spéculation intellectuelle du moment, bien que connaissant tout ce qui se fait, bien que parfaitement avisé et à la page, n’en demeure pas moins fermé sur sa vertu la plus intérieure et intrinsèque, irréductiblement tourné sur lui-même, fort de lui-même et de son enfance.

Dès lors il n’a qu’à suivre son chemin : insensible aux modes – dont il n’ignore rien – il ne saurait songer à s’en réclamer. Il se réclamerait plutôt de maîtres qui peuvent sembler anachroniques, mais qui lui sont nécessaires, à lui, en dehors de toute chronologie. Nécessaires, d’abord pour l’aider à apprendre son métier, son métier de peintre des apparences. Ensuite pour le confirmer dans l’idée que ces apparences contiennent une vertu magique qui dépasse leur seul énoncé. Quels maîtres ? Delacroix par exemple, avec toutes ses féroces passions secrètes, tout son baudelairisme. Et Courbet, le réaliste par excellence, et le dernier maître qui ait peint avec la science des maîtres, mais qui, en même temps, dans ses natures mortes les plus naturalistes, dans ses paysages de nature les plus naturels et enfin dans ses grandes scènes à personnages, fait jouer une sorte de grosse poésie populaire, primitive, naïve, poussée, s’il le veut, jusqu’à l’étrangeté onirique et l’hallucination. N’a-t-il pas lui-même appelé son plus illustre chef-d’oeuvre une allégorie réelle, marquant bien ainsi qu’il savait qu’une spiritualité était cachée sous les figures et les objets de son existence vécue ?

Donc Balthus a pris à la tradition ses moyens techniques en les employant de façon de plus en plus minutieuse et savante aux fins à quoi ils sont destinés : c’est-à-dire la reproduction du monde extérieur. Cette reproduction devant impliquer une abondante et infinie richesse de suggestions, il faut qu’elle se développe sur de grands formats. C’est cette même nécessité qui s’imposait aux maîtres d’autrefois, lesquels étaient de robustes ouvriers, que le labeur et l’espace n’effrayaient point. L’oeil de peintre de Balthus, confondu avec son oeil intérieur, voit grand. Il se passe beaucoup de choses sous ses toiles, beaucoup de choses pareilles aux plus évidentes de notre spectacle ordinaire, et, sous ce couvert, beaucoup de choses imaginaires et, par conséquent, extraordinaires : aussi leur faut-il beaucoup de place. Toutes ces petites filles, venues du fond le plus obscur de l’enfance, et dont le geste néfaste se fige parmi des meubles familiers, dans une chambre propice aux mauvais rêves, et ces portraits immobilisés dans une sorte de misérable désert, toute cette imagerie équivoque et sacrilège, il faut qu’un grand savoir d’artiste la soutienne, un savoir tranquille, un peu hautain, un peu ironique et qui exige une vaste page blanche pour faire la démonstration de sa libre aisance et mieux assurer son diabolique empire.

† Jean Cassou (1897-1986)
Homme de lettres, poète, essayiste et critique d’art

Ce texte est extrait de l’ouvrage Les peintres célèbres publié par les éditions Mazenod en 1964 (p. 50-53).

Source: Commemorations Collection 2008

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