Page d'histoire : Pierre-Jean-Georges Cabanis Cosnac, 5 juin 1757 - Rueil, 6 mai 1808

Les premières séquences de la vie de Cabanis paraissent extraites d’un feuilleton qu’auraient pu signer Dumas ou Balzac. Une jeunesse mélancolique dans un manoir isolé au fin fond du Périgord ; un père austère qui se décide enfin à l’envoyer à Paris… À seize ans, il y est quasiment enlevé par Mgr Ignace Massalski, prince-évêque de Wilna, venu à Versailles demander de l’aide pour l’une des factions qui s’affrontent en Pologne et qui, regagnant Wilna, trouve dans cet adolescent rêveur au sourire avenant la personne idoine pour lui servir de secrétaire et enseigner le français à ses neveux. Mais le torchon ne tarde pas à brûler, sinon avec les neveux, du moins avec l’oncle, et c’est quelques mois plus tard un retour précipité à Paris, à Saint-Germain plus exactement où le Dr Dubreuil tantôt philosophe, tantôt herboriste, mais toujours remarquable enseignant, le forme à la médecine. Toute sa vie, Cabanis ne cessera de lui clamer sa reconnaissance, affirmant que « le médecin philosophe est égal aux dieux »

Un bref aller et retour à Reims – où les frais de thèse sont beaucoup moins élevés qu’à Paris – et voilà le jeune et frêle docteur présenté à Mirabeau dont il devient la plume et qu’il assiste jusqu’à sa mort. Mais il lui faut se poser, ne serait-ce que pour mettre un peu d’ordre et de suivi dans tout ce qu’il écrit dès qu’il a un moment, sur la médecine principalement.

Mgr Massalski cherchait un secrétaire, le Dr Dubreuil un disciple, Mirabeau un « nègre » ; apparaît maintenant Mme Helvetius qui retrouve en lui le fils qu’elle a perdu et l’installe au coeur de son fameux salon d’Auteuil où, une fois délogés les chats qui s’y prélassent, se côtoie la plus brillante société intellectuelle des vingt dernières années du XVIIIe siècle. En plusieurs couches successives, pourrait-on dire, s’échelonnant du vieux Benjamin Franklin qui, sous le charme, lui lègue sa canne et son épée, jusqu’au jeune Lucien Bonaparte qui y vient un jour accompagné par son frère, le général. Entre le militaire et le groupe de penseurs baptisés « Idéologues » animé par le protégé de Mme Helvetius – et parmi lesquels figurent Destutt de Tracy ou Volney – les choses s’enclenchent bien et c’est ainsi que Cabanis va être appelé à jouer un rôle déterminant, non dans la bousculade du 18 Brumaire, mais à la tribune des Cinq-Cents, lors de la remise en ordre du lendemain.

Nul d’ailleurs ne le lui conteste et bientôt Paris ne désigne plus l’épisode de Brumaire que sous l’appellation de « conjuration d’Auteuil ». Bonaparte prend d’abord cela avec le sourire, mais celui-ci ne dure guère ; le Premier consul, puis l’Empereur n’ont pas alors de mots assez crus pour fustiger « cette douzaine de métaphysiciens bons à jeter à l’eau » bientôt qualifiés plus simplement de « bavards d’Auteuil », puis de « boudeurs d’Auteuil ». Cabanis est nommé sénateur, titre flatteur, mais il lui est clairement indiqué qu’il devra s’en tenir là.

Revenu à la médecine, il ne l’exerce pas à proprement parler, mais ne cesse d’y penser et cela dans les secteurs les plus variés, qu’il s’agisse de l’influence du moral sur le physique, mais aussi du physique sur le moral, de l’art et de la manière d’examiner un malade, de la nécessité de s’assurer de la compétence, mais peut-être plus encore de la « probité reconnue » du médecin. Sous sa plume tombent des propositions qui, dans des domaines bien différents les uns des autres, font de lui un visionnaire. Ne prône-t-il pas des petits hôpitaux aérés et ensoleillés, mais mieux encore, l’hospitalisation à domicile ou encore la création de secours publics ? Dans la fièvre jaune, ne met-il pas en avant une hypothèse bien proche des théories microbiennes de  la fin du XIXe siècle : « cette maladie n’est-elle pas causée par un miasme animal » ? s’interroge-t-il en 1798. D’une façon plus surprenante, c’est lui qui confectionne le poison qu’utilise Condorcet en fuite. Ce serait peut-être à la même mixture que Napoléon aura recours à Fontainebleau, mais elle se serait éventée entre temps.

La préoccupation essentielle de Cabanis porte néanmoins sur l’esprit et le regard du médecin lors de la pose de son diagnostic, dans la fulgurance de son « coup d’oeil ». C’est à ce stade qu’il rédige Le traité du physique et du moral de l’homme dont la phrase clé est celle-ci : « C’est dans la physiologie que la médecine et la morale (le mental) doivent chercher la solution de tous les problèmes, le point d’appui de toutes les vérités ». La physiologie et la philosophie, l’une épaulant l’autre. Pour lui, tout est là. Et plus tard, lorsque Laennec ou Dupuytren lancent la phase anatomopathologique de la médecine, Cabanis, en ayant mis la physiologie en exergue, est déjà allé plus loin qu’eux. Il parle comme s’il était un contemporain de Claude Bernard. Le cerveau a donc beaucoup agité les méditations du châtelain d’Auteuil, qui suppose que cet organe « digère les impressions et fait la sécrétion de la pensée ». Mais la mort ne lui permet pas de développer ce thème. Pas davantage celui où il semble admettre l’existence du « moi » après le décès, autrement dit où il se rallierait au principe de l’immortalité de l’âme.

Cabanis est inhumé au Panthéon ce qui, de nos jours, paraît de son niveau. Mais il ne faut pas mélanger les époques : ce n’est pas au titre de gloire nationale qu’il y est conduit, mais plus banalement parce qu’il siégeait au Sénat et que Napoléon avait décrété que chacun des sénateurs décédés durant son règne y serait enterré. Mort en 1808, Cabanis répondait à cette condition.

En 1974, le Pr Robert Debré, dont la pensée médicale donna à la pédiatrie un essor nouveau tout en réformant en profondeur la médecine hospitalière, remettait, en présence d’André Malraux qui, au travers de ses tics, incarnait alors la culture française, son épée d’académicien des sciences au Pr Jean Hamburger qui, lui, venait de bousculer la néphrologie tout en réfléchissant à la métaphysique de la médecine. Debré souhaitait faire court dans la chute de son allocution : « C’est simple, conclut-il, vous évoquez pour moi Cabanis ». Avant Debré et combien d’autres, le médecin-philosophe d’Auteuil avait déjà eu un admirateur inconditionnel. Un très jeune admirateur même : « Cabanis avait été ma bible à seize ans » écrit sobrement Stendhal dans ses Souvenirs d’Égotisme.

Jean-François Lemaire
docteur en médecine, docteur en histoire,
grand prix 1999 de la Fondation Napoléon

Source: Commemorations Collection 2008

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