Page d'histoire : Blaise Pascal Clermont-Ferrand, 19 juin 1623 - Paris, 19 août 1662

Machine arithmétique de Pascal à six chiffres, 1642 (vue fermée et vue ouverte) Paris, musée des Arts et Métiers
©Musée des arts et métiers-Cnam, Paris / photo J.-C. Wetzel

Portrait de Pascal vers seize ans
Sanguine de Jean ou Gilbert Domat (clermontois et janséniste, c’est l’ami de Pascal – ou son fils – et un juriste important de son temps) Bibliothèque nationale de France
© BnF

Il y a aujourd’hui trois cent cinquante ans, on retrouvait dans la chambre d’un mort un immense puzzle composé d’un nombre considérable de papiers découpés, recouverts d’une écriture cursive, à peine lisible, pour certains réunis en liasses, pour d’autres dispersés au hasard. Ils étaient les décombres d’un grand chantier, un ouvrage que son auteur avait souhaité intituler Apologie de la religion chrétienne, et qu’il concevait comme une arme dans son combat, aux côtés de Port-Royal, contre l’esprit corrompu du siècle, et comme un instrument au service de la grâce divine, seule en mesure de convertir les cœurs et de les ramener à la foi pure des premiers chrétiens. Il faudra attendre huit années pour que les parents et les amis, introduisant un ordre peut-être factice dans ce génial chaos, et amendant certaines sentences dont l’audace heurtait leurs pieuses oreilles, publient, en janvier 1670, un recueil, en fait une anthologie, intitulé : Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, qui ont esté trouvées après sa mort parmy ses papiers. C’est là la première d’une série d’éditions des Pensées de Pascal, qui auront pour tâche d’établir le texte authentique des fragments – ce qui suppose un patient travail de déchiffrement, la plume de Pascal courant sur le papier comme le stylet inscripteur d’une fulgurance – et d’en publier l’intégralité – ce qui est tout aussi délicat, puisqu’en 1962 encore, Jean Mesnard découvrait, dans un recueil de la Bibliothèque Nationale, des fragments inédits ; reste alors à composer l’ouvrage que son auteur a laissé inachevé, selon qu’on choisit de regrouper les fragments par thèmes (édition Brunschvicg), ou bien de reconstituer le texte, sur la foi de certains témoignages, comme il eût été si Pascal était allé jusqu’au bout de son entreprise (édition Chevalier), ou bien enfin, et c’est le parti où l’on se tient aujourd’hui, de publier les liasses dans l’état où Pascal les avait laissées, et de donner dans leur désordre original les papiers non classés (édition Lafuma). L’Apologie de la religion chrétienne est ainsi un ouvrage très singulier, puisque, trois cent cinquante ans après la mort de son auteur, chaque éditeur, mais aussi chaque lecteur qui s’efforce de tracer son chemin dans ce labyrinthe, doit recomposer le plan et décider du sens par la distribution des matières. Il se pourrait que l’œuvre de Pascal eût été moins intense si la mort avait laissé à son auteur le temps d’en établir la version définitive : la lecture n’en serait-elle pas plus passive, et le texte par conséquent moins vivant ? Peut-être même y a-t-il quelque chose de radicalement inachevable en ces « pensées » qui sont autant d’éclairs, et comme les lignes incandescentes de la fracture qui lézarde ces deux royaumes que Pascal lui-même nommait le « néant » et « l’infini ».

Dieu – ou le Sort – n’a pas été clément à l’auteur des Pensées : il mourut sans atteindre quarante ans. Aussi vécut-il toujours comme un homme en sursis. Pascal est un homme pressé : à douze ans, il compose un Traité des sons ; à dix-sept ans, il imprime un Essai sur les coniques ; à dix-neuf ans il conçoit une machine à calculer, ou « machine d’arithmétique », dite la « Pascaline » ; à vingt-quatre ans il imagine quelques expériences destinées à réfuter l’horreur du vide que l’ancienne physique attribuait à la nature, et rédige à vingt-huit ans deux traités ainsi qu’une très importante préface pour un Traité du Vide selon la nouvelle physique ; à trente et un ans il correspond avec le grand mathématicien Pierre de Fermat et pose en deux lettres les fondements du moderne calcul des probabilités, ce qu’il nomme, d’une formule qu’il juge lui-même « stupéfiante » (stupendum titulum), « la Géométrie du Hasard » ; à trente et un ans, lors d’une nuit de « feu », il voit comme d’une vue l’ordre et le plan divins de la chute à la rédemption, il connaît les raisons qui enflamment le cœur converti et marque encore d’un trait ferme, au cours d’un mémorable entretien avec Louis-Isaac Lemaistre de Sacy, prêtre à Port-Royal, les limites de la philosophie et le seuil de la foi ; à trente-cinq ans il commence, sous le pseudonyme de Louis de Montalte, la publication clandestine d’une fameuse polémique contre la théologie trop accommodante de la Société de Jésus, maniant l’ironie comme une arme acérée, tournant en dérision, par dix-huit lettres fictivement adressées « à un Provincial de ses amis », le casuisme des esprits trop habiles ; il s’engage plus profondément encore aux côtés de Port-Royal en refusant, contre les pressions conjuguées de la Cour et de l’Église, de renier la foi qu’il ne doit qu’à Jésus-Christ ; à trente-cinq ans il commence d’accumuler les fragments qui composeront ce que nous nommons aujourd’hui Les Pensées pour justifier, contre les compromissions du siècle, la vérité de la religion chrétienne, et fonder la croyance en un temps de ténèbres où Dieu se cache ; à trente-six ans, il établit l’équation de la cycloïde, anticipant par là sur les méthodes du calcul intégral ; à trente-huit ans, il souffre la mort dans l’âme quand il lui faut plier contre les puissances qui s’emploient à humilier Port-Royal, mais jamais il ne se résigne à signer le document qui prend à ses yeux valeur d’abjuration ; enfin, dans les quelques mois qu’il lui reste à vivre, il met sur pied une entreprise de transports parisiens, les « carrosses à cinq sols », premier essai d’un projet appelé à une longue histoire. L’inachèvement est surtout, dans l’œuvre multiple de Pascal, la marque de l’urgence, le stigmate d’une hâte fiévreuse, comme si ce grand esprit pressentait que le rôle qui lui avait été concédé sur le théâtre du monde était de courte durée. L’ébauche doit suffire, il serait contre nature de perdre son temps en travaux de finition, les survivants sauront bien achever. Chaque vie se consume ainsi traquée par le néant, ou par l’infini. Aussi est-il de la plus haute nécessité de ne pas perdre une goutte du temps précieux qui nous est imparti : à chaque instant notre Salut se joue sur le pari que nous risquons, sur le parti que nous prenons. Il n’est plus temps d’attendre, ni de tergiverser, pour celui qui se sait « embarqué » : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là ». Il n’y a rien de plus incompréhensible, aux yeux de Pascal, que l’apparente quiétude, l’insouciance folâtre avec laquelle les hommes se résignent à perdre leur temps, à perdre leur vie : « Un homme dans un cachot, ne sachant pas si son arrêt est donné, n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre, cette heure suffisant, s’il sait qu’il est donné, pour le faire révoquer, il est contre nature qu’il emploie cette heure-là, non à s’informer si l’arrêt est donné, mais à jouer au piquet ». C’est ainsi que les hommes, se précipitant sur un objet – peu importe lequel, un ballon fera l’affaire – sur lequel se concentre toute leur attention, font diversion à la mort qui les talonne et se divertissent de la vie éternelle. Il faut, pour rendre compte d’un tel aveuglement, supposer un incompréhensible « appesantissement de la main de Dieu ». Pascal prit le parti de vivre les yeux ouverts. Et quand la mort vint le prendre, elle ne sut le surprendre, lui qui depuis toujours mesurait l’abîme au bord du chemin. C’est ainsi que toute vie, comme toute œuvre, est en péril d’inachèvement, et que sans la conscience du néant qui le hante, le cœur que touche la grâce mettrait moins de feu à se convertir vers l’infini.

 

Jacques Darriulat
université de Paris 4 – Sorbonne

 

Voir aussi  Célébrations nationales 1990, p. 43 ; 2002 ; 2004, p. 240 et 257 et 2009

Source: Commemorations Collection 2012

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