Page d'histoire : Jean Anouilh Bordeaux, 23 juin 1910 - Pully, 3 octobre 1987

« Le naturel, le vrai, celui du théâtre, est la chose la moins naturelle
du monde […]. C’est très joli la vie, mais cela n’a pas de forme.
L’art a pour objet de lui en donner une précisément. »
(La Répétiton ou l’amour puni, 1950)

La pudeur de l’homme dont les interviews, plus nombreuses qu’on ne le dit, sont plutôt des masques ironiques que des confidences, n’a d’égale que la fécondité de l’écrivain et de l’auteur dramatique. Plus de cinquante pièces en un demi-siècle de carrière (1929-1981) et encore, autour de la nef que représente l’œuvre théâtrale, bien des absides et des absidioles : scénarios, nouvelles, fables, articles, correspondance.

À peine adolescent, Anouilh parodie Edmond Rostand avant de s’inspirer d’Henri Bataille. Lecteur assidu de La Petite Illustration, il observe avec attention la vie théâtrale parisienne, découvrant Giraudoux, Cocteau, Pirandello, autant de maîtres ou d’inspirateurs, à côté de Shakespeare, Molière, Musset, Labiche ou Feydeau qui nourrissent sa culture. Auprès d’André Barsacq et de Jean-Denis Malclès, il apprend les métiers de la scène et devient, à compter des années 50, son propre metteur en scène avec son ami Roland Pietri. Anouilh, dont les acteurs ont vanté l’art de lire et de dire, se rêvait en effet en homme de théâtre intégral, de l’écriture du texte à sa performance scénique. Il fut interprété par les plus grands, Jean-Louis Barrault, Michel Bouquet, Pierre Brasseur, Bruno Cremer, Edwige Feuillère, Suzanne Flon, Daniel Ivernel, Paul Meurisse, Georges et Ludmilla Pitoëff, entre autres.

L’œuvre se déploie dans une multiplicité de registres et de genres – drame antique, drame historique, comédie-ballet, comédie bourgeoise, – dont les titres des recueils, parfois aléatoires et arbitraires à son dire même, ne rendent que partiellement compte : pièces noires, roses, brillantes, grinçantes, costumées, baroques, secrètes, farceuses.

Mais la diversité des tons et des époques où il situe ses intrigues n’interdit ni la constance d’un style dramatique dont la critique a dès l’origine souligné la virtuosité et le brillant, ni l’expression d’une vision morale qui confère à ce théâtre son unité et sa spécificité. Les apories de l’existence, la difficile communication des consciences, la déploration sur le temps qui passe, la nostalgie de l’enfance, l’incertitude de l’être sur son identité – héritage pirandellien –, la vie sociale assimilée à un perpétuel théâtre – héritage baroque – où s’opposent des égocentrismes, telles sont les dominantes de La Sauvage comme d’Antigone, de La Répétition comme de L’Alouette ou Pauvre Bitos, de Cher Antoine comme du Nombril. Seulement ces questions existentielles trouvent des solutions changeantes sans se renier : la sombre issue des pièces de jeunesse le cède à une morale du divertissement, au plaisir du frivole (Ornifle) ou à l’esthétique (Becket ou l’honneur de Dieu). Cette vision désabusée, constant éloge du théâtre sous des formes parfois surannées, où la critique chrétienne a perçu un appel de la grâce, s’est trouvée en symbiose avec la sensibilité moderne.

Le « mystérieux Anouilh » (Marcel Aymé), cette « grande oreille de janséniste sous un petit chapeau d’Arlequin » (Lettre à une jeune fille qui veut faire du théâtre, 1955) demeure, par-delà les polémiques, un des grands dramaturges du XXe siècle, homme secret – mais dit Antoine de Saint-Flour, son double scénique, « une pièce écrite, c’est un peu de vos entrailles étalées » – souvent blessé, attachante figure d’une tendresse qui se cache.

Bernard Beugnot
professeur émérite université de Montréal

Source: Commemorations Collection 2010

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