Page d'histoire : Claus Sluter Haarlem (?), milieu XIVe siècle - Dijon, avant le 30 janvier 1406

Moulage du Puits de Moïse
Dijon, Chartreuse de Champmol
Paris, musée des Monuments français
©  RMN / Christian Jean

Claus Sluter peut être considéré comme une des plus grandes personnalités artistiques de la fin du Moyen Âge. Au moment où domine dans les principales capitales de l’Europe ce qu’on nomme le « gothique international », c’est-à-dire un art qui se caractérise par des formes souples et élégantes, expressions du raffinement aristocratique des alentours de 1400, Sluter rompt avec ce monde formel pour lui substituer une véhémence plastique et un renouvellement du langage expressif dont les conséquences, d’abord en Bourgogne même, mais bientôt dans une partie de l’Europe, vont être déterminantes.

Le nom de celui qui deviendra en 1389 le sculpteur attitré ou « ymagier » du duc Philippe le Hardi apparaît pour la première fois – entre 1350 et 1388 ! – sur les registres des tailleurs de pierre de Bruxelles : Claes de Slutere van Herlamen. Le début de son activité doit se situer en Brabant aux alentours de 1380. Aucune œuvre assurée n’est attestée avant son arrivée à la cour de Bourgogne en 1385 : ni les consoles de Bruxelles, de Bruges ou de Malines, qui sont relativement médiocres, ni celles du château de Vincennes (des années 1370), une commande royale, dans lesquelles on a voulu voir récemment des œuvres de jeunesse, n’annoncent d’une manière ou d’une autre l’exceptionnelle personnalité du sculpteur telle qu’elle se déploie à Dijon. Nous ignorons tout de ses contacts possibles avec la cour de France et avec les artistes parisiens qui ont joué un rôle déterminant dans le développement artistique des années 1370-1400.

Trois ensembles d’œuvres sont à rattacher directement à son activité au cours de sa maturité : les commandes de la fontaine de vie et du portail faites par le duc de Bourgogne pour la chartreuse de Champmol (fondée en 1383), ainsi que le tombeau ducal conservé au musée des beaux-arts de Dijon. La conception du portail de la chartreuse est certainement due à l’architecte Drouet de Dammartin et au sculpteur Jean de Marville auquel on attribue la très belle Vierge à l’Enfant du trumeau. Mais, pour des raisons encore mystérieuses, le portail sera élargi de façon à abriter dans les piédroits, soutenues par d’amples consoles figurées, les statues en prière du duc et de la duchesse Marguerite de Flandre, chacun étant accompagné d’un saint intercesseur, respectivement Jean-Baptiste et Catherine. Cette disposition est inspirée des portails parisiens sous le règne de Charles V. Mais Sluter confère aux sculptures des piédroits, qu’il exécute, une fois à la tête de l’atelier ducal après la mort de Jean de Marville survenue en 1389, une énergie, une présence remarquables : les quatre physionomies sont traitées avec une acuité telle que l’on conçoit tout ce que la peinture néerlandaise (d’un Robert Campin ou des frères Van Eyck) va pouvoir tirer de cette magistrale réalisation.

Les six figures de prophètes – Moïse, David, Jérémie, Zacharie, Daniel, Isaïe – initialement surmontées d’un calvaire, qui constituent la fontaine traditionnellement connue sous le nom de Puits de Moïse, au centre de l’ancien cloître des chartreux, donnent la pleine mesure du génie visionnaire de Sluter. Nous ignorons la part exacte de son travail personnel et celle de son neveu Claus de Werve qui est son compagnon au sein de l’atelier ducal, mais l’« inventio », la conception de ces extraordinaires figures viriles ne peut être due qu’à Claus Sluter lui-même. Une grande part de leur impact plastique et de leur expressivité si puissante et si singulière vient des costumes imaginés par Sluter et dans lesquels les corps sont le plus souvent comme empêtrés. Les physionomies n’ont plus rien de « réaliste », comme on l’a dit, elles n’appartiennent pas au monde des humains. Les anges deuillants offrent également l’exemple d’une reformulation géniale d’un thème ancien. Les fondations du Calvaire sont posées en 1396 et les travaux ont dû être achevés en 1402.

Le troisième ensemble ne doit peut-être à Sluter que la supervision des travaux confiés pour l’essentiel à Claus de Werve et à d’autres compagnons : il s’agit du tombeau du duc et de la duchesse, dont l’atelier ducal, encore sous l’autorité de Jean de Marville, avait conçu à partir de 1384 la structure d’ensemble avec ses arcatures surmontées de dais. Déjà affaibli par la maladie qui allait l’emporter dans l’hiver 1405-1406, Sluter a cependant répondu à  l’appel de Jean sans Peur et, par un contrat daté du 11 juillet 1404, l’année de la mort de Philippe le Hardi, il s’engage à achever le tombeau de celui-ci avec quarante pleurants en albâtre, semblables aux deux qui avaient déjà été exécutés (par Jean de Marville ou par lui-même ?). Même si la part de la participation effective de Sluter à cet ensemble paraît aujourd’hui bien discutable, certaines figures de pleurants sont d’une invention si magistrale, si puissante, qu’on ne saurait exclure la paternité de Sluter, du moins du dessin de ces œuvres.

Un autre ensemble, aujourd’hui disparu, permettrait de compléter d’une façon significative le corpus des œuvres du génial artiste : il s’agit d’un groupe sculpté champêtre qu’il a créé en 1393 pour la résidence favorite de Philippe le Hardi et de Marguerite de Flandre, le château de Germolles (au nord-ouest de Chalon-sur-Saône). Assis sous un orme, le duc et la duchesse étaient entourés de moutons. Ce groupe complétait le décor du château dont les peintures murales et les tapisseries développaient d’autres thèmes bucoliques

Roland Recht
membre de l’Institut
professeur au Collège de France

Source: Commemorations Collection 2006

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