Page d'histoire : Vassili Kandinsky Moscou (Russie), 4 décembre 1866 - Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), 13 décembre 1944

L’inventeur de l’art abstrait fut l’un des plus grands théoriciens de la modernité artistique. Né à Moscou et mort à Neuilly, Kandinsky a été élevé en Russie dans une double culture, russe et allemande, sa famille maternelle étant d’ascendance balte. Par ailleurs, il revendiqua souvent l’héritage extrême-oriental d’une arrière-grand-mère paternelle, princesse mongole. Il était doué d’un esprit très clair et tout jeune manifesta une sensibilité poétique, musicale et picturale exceptionnelle, allant jusqu’à la synesthésie – qui permet par exemple de voir surgir formes et couleurs à l’écoute d’un morceau de musique. Dès l’enfance, il rêva d’être peintre mais n’osait pas le devenir plus tard, en ces temps troublés où, pensait-il, le monde avait besoin de lui. Il entreprit donc des études de droit à l’université de Moscou, choisit pour objet de sa thèse le droit paysan russe et assura une mission ethnographique dans le nord de la Russie. Il découvrit alors la sagesse traditionnelle, les estampes, les vêtements bariolés, le mobilier peint des isbas et l’art populaire, qui  l’influenceront définitivement.

À l’âge de trente ans, il refuse une chaire à l’université pour commencer une carrière de peintre et part pour Munich, grande capitale artistique, où il peint ses premiers tableaux abstraits en 1910 et 1911. Il fonde en 1912 avec Franz Marc le mouvement du Blaue Reiter (Le Cavalier bleu), qui organise pour la première fois des expositions internationales d’art moderne, publie un almanach prônant la reconnaissance de tout art, primitif, naïf, art des enfants, arts de toutes les époques et de toutes les cultures, contribuant à « l’art pur et éternel ». Ses théories sur la synthèse des arts inspireront le mouvement dada et le théâtre abstrait. En 1914, la guerre le force à quitter le territoire allemand. Il se retrouve à Moscou dans la tourmente révolutionnaire. Comme nombre de ses amis, Tatline, Rodtchenko, il croit au renouveau de la culture russe et développe une importante activité théorique. Il enseigne, organise des musées aux conceptions nouvelles, défi nit le programme d’une académie des sciences de l’art. Rapidement déçu, il fuit la Russie révolutionnaire en 1921 et gagne Berlin. Il participe alors avec Paul Klee à la grande aventure du Bauhaus à Weimar, Dessau, jusqu’à son déplacement et à sa fermeture à Berlin en 1933 par les nazis. Il se réfugie à Paris où il est accueilli par son ami Marcel Duchamp et honoré par André Breton.

L’oeuvre picturale de Kandinsky s’accompagne d’une pensée qui conjugue les influences du romantisme allemand et du mysticisme russe. À l’instar des romantiques, il considère la nature comme une oeuvre d’art. Pour lui également, l’activité artistique s’accomplit dans la synthèse des arts et le but ultime de la création artistique est d’atteindre une vérité métaphysique. Le grand philosophe hégélien Alexandre Kojève, son neveu, ne s’y trompa pas, qui vit dans son oeuvre la découverte du « tableau absolu ».

Kandinsky a retenu des mystiques russes l’attention particulière à la lumière considérée comme une manifestation de l’énergie divine agissant sur les couleurs et les formes. Sa conception de la nécessité intérieure et sa théorie de l’inspiration sont également très proches de cette tradition : en faisant l’économie d’une figuration trop détaillée du spectacle extérieur, la structure intérieure de la réalité peut apparaître. C’est sa grande culture artistique et ses observations sur Rembrandt, Monet, Matisse, Cézanne et les néo-impressionnistes qui le poussent à défi nir ces concepts. Enfin, l’idée que le geste artistique a une dimension cosmique, c’est-à-dire que l’artiste joue un rôle dans la transformation spirituelle du monde, permet de comprendre la responsabilité dont se sentait investi Kandinsky, sentiment qui transparaît dans son oeuvre et dans ses écrits et qui le rapproche de son cousin, le philosophe Serge Boulgakov, ou de Pavel Florensky.

Kandinsky fut un découvreur, un fédérateur et un pédagogue qui a toute sa vie rassemblé les énergies autour de lui et encouragé l’évolution spirituelle de la création artistique. On lui doit l’idée que l’art est le langage de l’âme, déclenchant en elle de subtiles vibrations qui sont le but de l’oeuvre. Partant de ce principe, il s’est livré à une exploration minutieuse de ces résonances à travers son oeuvre picturale, mais aussi poétique et scénographique, consignant les résultats dans des ouvrages théoriques d’une grande profondeur : Du spirituel dans l’art (1911), qui constitue le manifeste de l’art abstrait, Point et ligne sur plan (1926). Ses cours à l’Académie russe des sciences de l’art et au Bauhaus et ses nombreux articles nous sont heureusement parvenus. Sa théorie des résonances a constitué le point de départ des tentatives les plus fécondes dans l’ordre de la synthèse des arts au XXe siècle, dans le domaine de la scénographie ou du cinéma, avec Oskar Schlemmer, Hans Richter ou Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein. Kandinsky s’est également attaché à la question de la composition artistique comme exercice de sagesse, c’està- dire comme mise en ordre des éléments en fonction du sens : l’artiste médite sur les éléments du monde et de la vie et en présente le tableau dans une dynamique qui fait sens, transformant la rencontre de la beauté en expérience sensible décisive de la vérité. C’est ce que l’on peut observer dans ses compositions liées aux grands thèmes apocalyptiques.

Il a posé les fondements d’une nouvelle approche de l’art. Par cette pensée et par ses travaux, il a directement influencé les grands mouvements de son siècle : Dada, De Stijl, les avant-gardes russes et le constructivisme, le Bauhaus et même le surréalisme.

 

Philippe Sers
philosophe, essayiste et critique d’art

Source: Commemorations Collection 2016

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