Page d'histoire : Maurice Merleau-Ponty Rochefort, 14 mai 1908 - Paris, 3 mai 1961

La carrière de Merleau-Ponty fut exemplaire : École normale supérieure, Université, Collège de France. Son évidence ne doit pas tromper sur une oeuvre explosive, ramassée sur une quinzaine d’années, brûlant ses vaisseaux, et laissant quelques impératifs encore mal entendus. Tel est l’héritage de qui avait très tôt résolu de changer de l’intérieur une posture philosophique obsolète et fit de la colère une vertu intellectuelle. Cette colère identifie toute une génération, celle de Sartre, de Beauvoir, de Lévi-Strauss. Confrontée au désastre de deux guerres enchaînées, elle savait que les causalités obvies s’alimentaient d’une démission intellectuelle fascinée par son propre métalangage. Les dernières années 30 avaient été marquées par la haute figure de Jean Cavaillès (1903-1944) qui le premier avait montré, par un détour sur la mathématique la plus récente, que le premier modernisme, celui de Galilée et du cartésianisme, était achevé et que la juridiction d’un sujet transcendantal n’était plus qu’un titre usurpé.

1945 a marqué l’entrée de Merleau-Ponty dans la vie publique. Il venait d’achever la Phénoménologie de la perception dont l’ampleur a masqué la conclusion négative, et le rejet d’une phénoménologie qui prétendait récapituler le réel du temps et des hommes sur un minimalisme discursif convenu. Associé aux Temps Moderrnes, il y fait le point dans le premier numéro : La guerre a eu lieu, titre existentialiste s’il en fut. Il y prenait acte d’une aphasie philosophique face à l’histoire. Toute l’oeuvre à venir sera vouée à une expérience de pensée affranchie des demi-mesures dialectiques. Vint d’abord une exploration des lieux productifs d’intelligibilité. Un manuscrit posthume, La prose du monde, écrit avant la fin des années 40, fait le bilan d’une dispersion sans sommation de quelques registres intellectuels prometteurs. Les Aventures de la dialectique (1953) démontrent la permanence d’une clôture kantienne dans les philosophies dialectiques ou prétenduement révolutionnaires. Il en suit que l’histoire universelle associait le mythe et la terreur, les conséquences idéologiques venaient avec.

Merleau-Ponty n’était pas l’homme des échecs. Ses conclusions négatives étaient devancées par ce qui doublait dès l’origine sa recherche d’une prégnance philosophique en attente. La peinture de Cézanne nourrit une longue méditation informée qui substituerait les virtualités d’un corps cognitif et affectif au voile phénoménologique élimé, distendu de l’empirisme d’Aristote à ses versions criticistes. Dans son histoire moderne, la peinture avait institué des dimensions qui façonnent et interceptent le réel autrement que ne le font les horloges et espaces de la physique classique, et que ne le voulait leur inscription transcendantale. Le mouvement était donné qui, à l’instar de ce que Cavaillès avait conclu de l’histoire récente des mathématiques, redistribuait la mise en conscience du réel selon des expériences fondamentales dont il n’y avait pas à requérir l’unicité mais bien à poursuivre l’élan, pour obscures qu’elles soient dans leur quotidien. Ici Merleau-Ponty rencontrait cette expérience de la peinture contemporaine qui a donné un si puissant ressort à la pensée new-yorkaise. En 1946, Greenberg est publié dans Les Temps Modernes. Prend forme une autre histoire de la philosophie, réseau sans système, et sans autosatisfaction réflexive. Le risque d’aphasie y est incessant par principe et le savoir absolu n’est qu’une contradiction dans les termes. Il suffisait pour rejoindre une anthropologie qui, inaugurée par son ami Lévi-Strauss, cherche encore son nom.

Merleau-Ponty est traduit dans toutes les langues, matière première dont personne n’ignore la qualité. Mais à un Merleau-Ponty cité ou mobilisé sans grand scrupule, on préfèrera le philosophe anonyme dont les injonctions ont été reprises et délivrées d’une terminologie qu’il n’était plus besoin de combattre. Ainsi Foucault ou Deleuze. Sa vision d’une histoire de la philosophie sinueuse, persuadée que l’intelligence ne précède pas la production des schèmes et paroles de l’intelligibilité, a été plus que vérifiée. Une continuité qui puise à plusieurs sources repousse les formules palliatives du post-modernisme. On ne s’étonnera pas d’une rencontre, sur ce point comme sur d’autres, avec les recherches presque contemporaines de Wittgenstein.

Claude Imbert
professeur émérite à l’École normale supérieure Paris
Visiting Professeur à l’université Johns Hopkins et Fudan (Shangaï)

Source: Commemorations Collection 2008

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