Page d'histoire : Publication de Le Roi se meurt d'Eugène Ionesco 1963

15 décembre 1962 : Le Roi se meurt au Théâtre de l’Alliance française. Dès l'ouverture, la Reine Marguerite fait au Roi la signification réglementaire : « tu vas mourir dans une heure et demie, tu vas mourir à la fin du spectacle. » C'est le savoir qui surplombe la vie d'Eugène Ionesco depuis l'enfance, c’est le savoir commun. Bérenger Ier est comme tout le monde : il veut bien mourir, mais plus tard. « Je mourrai, oui, je mourrai. Dans quarante ans, dans cinquante ans, dans trois cents ans. Plus tard. Quand je voudrai, quand j'aurai le temps, quand je le déciderai. » Le Roi ne va pas bien. Le royaume non plus. Les habitants vieillissent à une vitesse accélérée. La terre se fend. « L'École polytechnique… est tombée dans le trou. » Le désastre est cosmique : Mars et Saturne sont entrés en collision.

 

Chacun connaît la trame de la pièce. Les tendresses de la Reine Marie : « Pauvre Roi, mon pauvre Roi », « Je suis là, je suis là ». Les avertissements de la Reine Marguerite : « Fini de folâtrer, finis les loisirs, finis les beaux jours », « À quoi bon un cœur qui bat sans raison », « Sois sage », « Monte, monte. Plus haut… ». Les deux reines sont les deux visages de l’unique épouse qui se tient auprès du Roi en ses dernières heures. Quant au Roi, il est n'importe quel puissant réduit à l'impuissance par la mort prochaine. Il est n'importe qui. Il a beau se répandre en vaines revendications : « Les rois devraient être immortels », exhaler de vrais cris de détresse : « J'ai froid, j'ai peur, je pleure », le terme reste fixé implacablement tel que l’a annoncé la Reine Marguerite.

 

Ayant fait le tour des échappatoires, et n'ayant pu s'échapper, ne reconnaissant déjà plus la Reine Marie, il ne reste plus au Roi qu'à se laisser guider vers l'inéluctable par la très pédagogique Reine Marguerite, femme de tête et de responsabilité, et non pas sorcière malveillante.

 

Ce 15 décembre 1962, il apparaît qu'Eugène Ionesco a enfin réussi à faire de l'obsession centrale surgie dans sa vie dès l'enfance, une œuvre d'art, transmutation, transfiguration par les mots, d'une expérience que l'artiste fait partager au spectateur. D'où, avant l'ovation finale, ce léger temps de silence qui signifie que la cérémonie n'est pas tout à fait terminée, que la catharsis opère encore, que chacun demeure sous l'empire des
émotions sacrées comme au temps d'Épidaure.

 

La critique ne s'y est pas trompée :

 

« tragédie… shakespearienne », « un classique ». La postérité n'a pas démenti.

 

Poète de l'insolite, et non certes chantre de l'absurde comme le prétend un cliché inusable, grand ressasseur de questions devant l’état du monde, pascalien de naissance, Ionesco, avant de mourir, lâchera les mots que son Roi cherchait. Sur Dieu : « Pas se fâcher avec Dieu. (Plus) avoir de mots avec Lui. » Sur Son Fils : « Il est un Ami. Il est mon Frère. Ne sommes nous pas tous les fils de Dieu ? Les Enfants de Dieu. » Le passé s'était détaché de lui. Il ne restait plus qu'à attendre, voir venir, et puis mourir. Et espérer. Quoi ? Tout. Comme tout le monde, comme toi lecteur. J’espère : Jésus-Christ, le mot gravé sur la tombe d’Eugène Ionesco au cimetière Montparnasse, pour lui le mot de la fin.

 

André Le Gall
écrivain

 

Voir Célébrations nationales 2000, 2009

Source: Commemorations Collection 2013

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