Page d'histoire : L'Année dernière à Marienbad, film d'Alain Resnais et Alain Robbe-Grillet automne 1961

Delphine Seyrig dans "L'année dernière à Marienbad"

Dans un hôtel luxueux et baroque, sous les yeux de l’énigmatique M. (Sacha Pitoëff), un inconnu à l’accent italien (X., Giorgio Albertazzi) semble tenter de convaincre une jeune femme (A., Delphine Seyrig) qu’ils se sont déjà rencontrés et aimés. Souvenirs, mensonges, réel, imaginaire et fantasmes dérivent au gré d’une somptueuse partition visuelle, sonore et narrative.

En avant propos de son volume d’Études Cinématographiques coordonné sur le thème « Alain Resnais et Alain Robbe-Grillet, évolution d’une écriture » (n° 100/103, 1er trimestre 1974), Michel Estève écrit : « En 1961, la rencontre d’un cinéaste en quête d’une écriture cinématographique nouvelle et d’un romancier soucieux de rompre avec une esthétique romanesque traditionnelle en définissant les lignes de force du Nouveau Roman donnait naissance à L’Année dernière à Marienbad où, dans son ensemble, la critique saluait la conjonction de deux tempéraments d’artiste et de deux conceptions esthétiques comparables ».

Lion d’Or à la Mostra de Venise en 1961 (où, fait exceptionnel, A. Resnais réalisateur et A. Robbe-Grillet scénariste reçoivent chacun une statuette !), le film sort aussitôt en septembre sur les écrans français et déclenche une polémique entre une majorité enthousiaste parlant d’œuvre labyrinthique d’une profondeur éblouissante et une minorité virulente dénonçant un formalisme creux à la manière de Marcel L’Herbier. En fait, détesté par les « jeunes turcs » de la critique à la fin des années 50, l’auteur de L’Inhumaine (1924) et de L’Argent (1928) a été largement réhabilité depuis, ce qui ôte aujourd’hui leur principal argument aux détracteurs de Marienbad qui travaille justement ces contradictions surprenantes entre des effets d’un autre âge et une forme à la limpide beauté créatrice de sens.

L’Année dernière à Marienbad scelle un temps par sa réussite esthétique Nouvelle Vague et Nouveau Roman, à savoir deux des mouvements artistiques les plus importants du XXe siècle. Le rappro-chement venait d’être amorcé par Hiroshima mon amour (1959), tourné par A. Resnais sur un scénario de Marguerite Duras, tandis que le romancier des Gommes (1953) était déjà en pleine préparation d’un premier long métrage dont il venait d’effectuer les repérages à Istanbul lorsque son producteur le présente à A. Resnais. Sur la demande du cinéaste, le romancier lui propose plusieurs scripts et le metteur en scène choisit Marienbad. A. Robbe-Grillet remet donc à plus tard la réalisation de son propre film L’Immortelle (1963) pour travailler au scénario dont A. Resnais va suivre de très près l’écriture par une implication quotidienne. Fort curieux de romans contemporains, le cinéaste jouera ainsi un rôle de passeur de la littérature au cinéma, mais en dehors de la longue tradition de l’adaptation puisqu’il s’agit de scénarios originaux. L’Année dernière à Marienbad fonde donc un courant de « cinéma littéraire », ensemble hétéroclite de cinéastes tels que Pierre Kast, Henri Colpi, Agnès Varda, Éric Rohmer, Antoine Bourseiller et, bien sûr, M. Duras et A. Robbe-Grillet qui réaliseront respectivement une quinzaine et une dizaine de films importants dans les décennies suivantes.

Si les trajectoires du psychologisme social de A. Resnais et du cinéma cliché de A. Robbe-Grillet ne se rejoindront plus ensuite, leur intersection crée dans Marienbad un espace et un temps purement mentaux organisant tour à tour et au même titre des fragments passés ou lointains, ou des désirs fantasmagoriques : « Une fois de plus, je m’avance une fois de plus le long de ce couloir… ». Certains citeront James Joyce et Henri Laborit admire le film qui lui paraît reproduire parfaitement les mécanismes de la pensée ; plus tard, les théories du biologiste inspireront à A. Resnais Mon Oncle d’Amérique (1980). Robert Benayoun titre sa monographie L’Arpenteur de l’imaginaire en rattachant l’univers du cinéaste au Surréalisme entre rêve et mémoire tandis que Daniel Rocher étudie le symbolisme du noir et du blanc à partir du célèbre poème de Mallarmé « Un coup de dé jamais n’abolira le hasard », en écho au jeu du Nim auquel M. dit pouvoir perdre mais gagne toujours. Une bonne vingtaine d’interprétations pertinentes ont été proposées de cette histoire, depuis la machine de L’Invention de Morel de Bioy Casarès jusqu’au combat entre le ça, le moi et le surmoi des psychanalystes en passant par des mythes celtiques et légendes bretonnes.

L’idée de départ du film est celle du décor à stucs et moulures de l’hôtel, imaginé baroque pour pouvoir être modifié selon les épisodes du récit suscités par ces éléments architecturaux : un parc, une statue, une balustrade, mais surtout la chambre de la jeune femme et un long couloir. Providence (1977) reprendra sur un mode plus léger cette structure ouverte, mais plusieurs visions n’épuisent pas le « mystère » de Marienbad car le brouillage fait partie intégrante de l’effet à produire. Désigné dès Hiroshima mon amour comme l’archétype de l’auteur de films avec l’emploi du travelling pour style et la mémoire pour thématique, A. Resnais a voulu se revendiquer inversement de façon un peu provocatrice « simple » metteur en scène, déclarant avec humour « je suis un moule à gaufres, on peut y couler n’importe quelle pâte », suggérant qu’il pouvait donc faire un Duras, un Robbe-Grillet et aussi bien un Bernstein (en effet Mélo en 1986). Tout aussi malicieux, A. Robbe-Grillet pense pour sa part que le succès de cette œuvre bicéphale ne résulte pas de l’accord fusionnel des deux auteurs mais, au contraire, du fait que lui a écrit un film sur la persuasion (X.) et A. Resnais tourné un film sur la mémoire, ce qui se sent effectivement dans le jeu de la divine Delphine Seyrig (A.), dont la voix douce et suave animera dorénavant pendant un quart de siècle le cinéma d’auteur français de son timbre extraordinaire.

Jean-Luc Godard avait beaucoup aimé Hiroshima mon amour qu’il considérait comme le magistral point d’orgue et le chef-d’œuvre du classicisme des années 50 alors que Les Quatre cents coups de François Truffaut proposait d’après lui les prémices du « jeune » cinéma (tous deux ayant été présentés au festival de Cannes en 1959). Au printemps 1960, À Bout de souffle de Godard est salué pour sa part comme la brillante manifestation d’un cinéma moderne en gestation. Par conséquent, le second long métrage de Resnais apparaît l’année suivante en porte à faux par rapport aux œuvres du nouveau cinéma, aussi différent des œuvres de Truffaut ou Godard que de celles des anciens, R. Clément ou H.-G. Clouzot. Expérience radicale s’appuyant sur la pure fascination de la « magie » cinématographique, l’insolite Année dernière à Marienbad impose donc en 1961 sa singularité tout en marquant un point de rupture à la fois dans l’histoire littéraire et cinématographique. Revu avec notre recul de cinquante ans, le film conserve toujours son éclat solitaire, mais il a trouvé sa place de borne infranchissable entre un cinéma du passé désormais obsolète et un art du présent en perpétuelle évolution.

 

René Prédal
professeur émérite
études cinématographiques
université de Caen

Source: Commemorations Collection 2011

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