Page d'histoire : Publication des Mots et les Choses de Michel Foucault 1966

Les Ménines, ou la Famille de Philippe IV,
huile sur toile de Diego Velázquez, vers 1656,
Madrid (Espagne), Museo Nacional del Prado.
© Photo Museo Nacional del Prado, Dist. RMN – Grand Palais / image du Prado
 

 

Dans son introduction, Michel Foucault tire argument de la complexité de la toile de Vélasquez (1656), qui fait se croiser le regard du spectateur et celui du peintre, lequel contemple en réalité ses modèles, le roi Philippe IV et sa femme, invisibles en dehors de leur refl et dans un miroir, alors que le sujet du tableau semble être, à première vue, l’infante Marguerite Thérèse, entourée de ses demoiselles d’honneur, les Ménines.
 

Au printemps 1966, Michel Foucault publie Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines. Le philosophe a quarante ans, il a déjà été remarqué pour son premier grand livre, Histoire de la folie, cinq ans plus tôt, dont beaucoup ont salué le caractère novateur ; et pour deux livres fort différents, tous deux parus en 1963, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, et Raymond Roussel. En réalité, Les Mots et les Choses reprend à l’Histoire de la folie et à Naissance de la clinique un présupposé de méthode essentiel, qui deviendra le monogramme des analyses foucaldiennes : il n’existe pas de représentation du monde – et plus largement de discours sur le monde – qui n’obéisse à une économie précise, en fonction de ce que Foucault nomme des « partages » qui fondent à leur tour tout un système de distribution, d’organisation et de hiérarchisation des manières dont nous appréhendons le monde.

Or cette économie générale de nos représentations et de nos discours, ce que Foucault appellera plus tard un « système de pensée », est historique : elle est toujours adossée à une périodisation qui en dit l’émergence (la « naissance ») – et qui en prévoit par conséquent aussi la possible disparition. Il faut dès lors en faire l’« archéologie », c’est-à-dire en restituer tout à la fois les spécificités et les conditions de formation, les principes de structuration et la cohérence générale. En 1961, l’Histoire de la folie cherchait à faire l’analyse de la manière
dont le partage entre raison et folie s’était institué au milieu du XVIIe siècle. Cinq ans plus tard, avec Les Mots et les Choses, Foucault décale légèrement sa propre périodisation et s’attache à restituer l’émergence historique, au XVIIIe siècle, d’un ensemble de savoirs fort différents entre eux, mais empruntant tous à la ratio scientifi que moderne son critère, et ayant en commun de prendre pour objet central d’étude l’homme – l’homme parlant, l’homme travaillant, l’homme vivant.

La constitution des sciences humaines comme « savoirs sur l’homme » est à saisir comme l’émergence d’un « isomorphisme » à l’intérieur duquel se  situent à la fois la linguistique, l’économie et la biologie. Ou, plus exactement, c’est à l’intérieur de la constitution des sciences humaines que la grammaire générale, qui était centrale au XVIIe siècle, cède la place à la linguistique, que l’analyse et la science des richesses se transforment en économie, et que les sciences naturelles deviennent le savoir de la biologie. Cette mutation profonde dessine désormais ce que Foucault nomme dans le livre une épistémè, c’est-à-dire une nappe de savoirs dont les rémanences et les différences constituent un système historiquement déterminé. L’archéologie de l’épistémè qui prend forme au XVIIIe siècle est en réalité encore celle de notre propre manière de penser. L’homme en occupe le centre, il est cet objet à partir duquel les savoirs s’organisent depuis plus de trois siècles. Mais Foucault d’ajouter, en conclusion du livre, dans des lignes dont on a trop tôt déduit un supposé antihumanisme : si l’objet « homme » possède une date d’émergence, il pourrait tout aussi bien disparaître « comme à la limite de la mer un visage de sable ».

En réalité, il ne s’agit pour le philosophe que de répéter qu’il n’existe rien qui ne soit construit et déconstruit par l’histoire : l’histoire n’est pas un continuum linéaire, elle est cette ligne brisée qui voit surgir et disparaître des représentations, des critères d’évaluation, des partages, des principes de classement et d’identification, des schèmes d’appréhension et des objets. En somme, notre propre système de pensée, qui remonte au XVIIIe siècle, pourrait bien un jour céder la place à un autre.

 

Judith Revel
professeur de philosophie contemporaine
université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense

 

 

Source: Commemorations Collection 2016

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