Page d'histoire : Publication du Manifeste des Soixante et création de l'Association Internationale des Travailleurs 1864

Henri Tolain, sénateur
Caricature d'André Gill parue en couverture de la revue Hommes d'aujourd'hui (3e volume, n° 106), 1878-1882
© Bibliothèque nationale de France

Alors que la révolution de 1848, écrasée dans le sang durant les Journées de Juin, avait désarmé pour longtemps le prolétariat français, le Second Empire évolue lentement de l’autoritarisme vers un certain libéralisme. En 1862, Napoléon III, bon prince, autorise une délégation parmi laquelle se trouve Henri Tolain, ciseleur sur bronze de son état, à se rendre à l’Exposition universelle de Londres : l’occasion pour les travailleurs français de prendre une leçon de syndicalisme auprès des « trade-unions », ces organisations ouvrières anglaises, très organisées et réformistes. Tolain, qui est un grand lecteur de Proudhon, est un promoteur des sociétés de secours mutuel : il défend le principe des coopératives de production et l’extension du crédit mutuel. Délégué des corps de métier à Paris, il croit, contrairement à son mentor Proudhon, à la possibilité d’une participation à la vie politique des ouvriers qui, leur permettant d’être représentés, fournirait in fine une solution à leurs problèmes économiques.

Profitant d’une élection partielle au début de l’année 1864, il publie dans le journal L’Opinion nationale un Manifeste cosigné par soixante ouvriers, qui lui sert aussi de profession de foi. Ce qui sera désormais connu comme le Manifeste des Soixante est important historiquement, au-delà du scrutin local, d’ailleurs perdu, pour ce qu’il signe le retour de la classe ouvrière dans le débat politique, social et parlementaire : « Le suffrage universel nous a rendus majeurs politiquement, mais il nous reste encore à nous émanciper socialement », écrivent Tolain et ses camarades. C’est-à-dire que l’ouvrier conscientisé de l’époque réclame une capacité de représentation nationale, mais surtout et d’abord un règlement social de sa condition. L’une et l’autre ne peuvent selon lui être séparés. Il s’élève ainsi contre le travail des enfants et les dix heures de travail quotidien, mais aussi contre l’emploi des femmes en général.

Le programme est celui des socialistes mesurés de l’époque qui se défendent d’être communistes : « Qu’on ne nous accuse point de rêver lois agraires, égalité chimérique, qui mettrait chacun sur un lit de Procuste, partage, maximum, impôt forcé, etc., etc. Non ! il est grand temps d’en finir avec ces calomnies propagées par nos ennemis et adoptées par les ignorants. La liberté du travail, le crédit, la solidarité, voilà nos rêves. Le jour où ils se réaliseront, pour la gloire et la prospérité d’un pays qui nous est cher, il n’y aura plus ni bourgeois ni prolétaires, ni patrons ni ouvriers. Tous les citoyens seront égaux en droits. »

S’élevant surtout contre la « loi sur les coalitions », c’est-à-dire la loi Le Chapelier de 1791 qui interdisait les corporations, ils entendent rappeler à la bourgeoisie que si les ouvriers comme elle sympathisent avec les idéaux démocratiques de liberté de presse, de vote et de réunion, la Révolution n’a pour le moment été accomplie que dans l’intérêt du capital. De ce manifeste naîtra, à la fin de l’année 1864, l’Association Internationale des Travailleurs, connue comme la « Première Internationale », extrêmement modérée par rapport à celles qui suivront.

 

Jacques de Guillebon
essayiste et journaliste

Source: Commemorations Collection 2014

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