Page d'histoire : Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc Paris, 27 janvier 1814 - Lausanne (Suisse), 17 septembre 1879

Projet de gargouille pour la tourelle du transpept sud de l'église de Saint-Nazaire et Saint-Celse de Carcassonne, 1855
© Archives départementales de l'Aude

Projet de travaux à l'Hôtel-Dieu de Narbonne, par Viollet-le-Duc
Elévation sur la cour, coupe, août 1848
© Archives départementales de l'Aude

De cet architecte à qui la postérité conféra le rare privilège de désigner un style par son nom on retiendra ici les motifs qui justifient que le bicentenaire de sa naissance soit commémoré. De son œuvre immense on retiendra ses interventions en faveur du patrimoine monumental du pays, ses écrits grâce auxquels l’histoire de l’art s’est peu à peu constituée en science et, enfin, ses réflexions théoriques qui ont contribué à orienter la création architecturale vers une voie nouvelle en abandonnant la tradition historiciste.

L’inventeur du patrimoine national

Lorsqu’en 1840, Prosper Mérimée confie au jeune Viollet-le-Duc, qu’il rencontre alors dans le salon d’Étienne-Jean Delécluze, l’oncle de ce dernier, la responsabilité de la restauration de la Madeleine de Vézelay, nul ne pouvait imaginer les conséquences d’un tel choix sur le patrimoine monumental du pays. Peu à peu chargé des monuments du Moyen Âge les plus importants du pays, Notre-Dame de Paris, Saint-Denis, la citadelle de Carcassonne, le palais des Papes, le château de Pierrefonds, Viollet-le-Duc occupa une place centrale au sein de deux des administrations qui avaient pour mission d’entretenir les trésors architecturaux du pays : le Service des monuments historiques et le Service des édifices diocésains, lui-même chargé des cathédrales. Comme architecte, membre de la Commission des monuments historiques et inspecteur général des édifices diocésains, il eut la charge de diriger de nombreux et considérables chantiers et d’en superviser un nombre encore plus important. Son activité fut telle qu’on peut affirmer que nul ne peut le disputer en influence sur les grands édifices médiévaux du pays, civils, militaires et religieux.

Il forma un nombre considérable d’élèves, dont les plus célèbres furent Victor Ruprich-Robert, Émile Boeswillwald, Prosper Abadie et Anatole de Baudot, rédigea avec Prosper Mérimée le premier recueil d’instructions en matière de restauration monumentale (1848), en théorisa la définition dans une célèbre formule et s’employa à faire en sorte que les monuments pussent, à la faveur d’une restauration, acquérir la forme et la structure qu’ils auraient dû d’emblée posséder ou retrouver celles qu’ils avaient perdues au fil du temps. De sa propre main ou celle de ses disciples, Viollet-le-Duc transforma selon ses vues un nombre considérable d’édifices du Moyen Âge. Il s’en suivit d’acerbes polémiques du vivant de l’architecte et après sa mort qui dénoncèrent le caractère systématique de ses interventions. Il reste aujourd’hui que sa démarche exerça une influence considérable en Europe et en Amérique du Nord, que nombre d’édifices lui doivent leur survie sinon leur résurrection et qu’au total, son œuvre occupe une place déterminante dans l’histoire du patrimoine et de la restauration monumentale.

Un jalon dans la pensée de l’histoire de l’art

En 1863, peu de temps après son échec au concours pour la reconstruction de l’Opéra de Paris, Viollet-le-Duc fut chargé d’une chaire à l’École des beaux-arts dont l’intitulé portait pour la première fois les mots « Histoire de l’art ». Au bout de six mois, l’architecte dut renoncer à sa charge : il n’en reste pas moins que, pour la première fois en France, un tel intitulé était adopté en France. Dans ce domaine disciplinaire, son œuvre est considérable : les deux Dictionnaires raisonnés de l’architecture et du mobilier, les Histoires parues chez Hetzel sur une forteresse, une cathédrale et un hôtel de ville, une maison… Initialement tournée vers le Moyen Âge, la réflexion de Viollet-le-Duc dépasse le cadre de l’architecture et prend en compte tous les secteurs du mobilier et des objets d’art. Puis elle intègre progressivement l’Antiquité et la Renaissance, voire l’Extrême-Orient et les civilisations précolombiennes. Elle tend à proposer une synthèse globale de l’acte de construire et de se meubler et cherche à l’expliquer de façon positiviste selon un système explicatif qui s’étend progressivement en direction des sciences de la vie et de la terre.

De la géologie, il tire l’hypothèse que les croisées d’ogives répondent à un schéma primitif fourni par la loi de cristallisation. De la physiologie, il retient que l’œuvre d’architecture doit se concevoir conformément aux structures élaborées par Bourgery à propos de l’anatomie humaine, mais se montre fasciné par certains détails du monde animal, telle l’organisation de l’aile de la chauve-souris dont le prodigieux encorbellement défie les capacités de construire de son temps. De l’anthropologie, il tire la notion de race, puis se confirme dans la supériorité des productions des Aryas, avant d’admettre l’idée de métissage.

Au total, le projet de Viollet-le-Duc, conçu de façon empirique, tend à proposer selon le principe positiviste un principe explicatif qui prend en compte la totalité des sciences de son temps pour justifier de l’histoire de la création artistique et plus particulièrement de l’architecture.

La théorie architecturale

Viollet-le-Duc a profondément renouvelé la pensée architecturale en la dégageant de la tradition historiciste à laquelle elle était liée. Était-il paradoxal que celui qui avait mis en évidence la rationalité du gothique et engageait à en suivre l’exemple ait conduit l’architecture hors de la répétition des formules connues ? Au fil des ouvrages sa pensée s’affine, en particulier dans les Entretiens sur l’architecture (1863-1872, 2 vol.) et se concentre sur la question de la « grande salle » : comment couvrir la plus grande surface possible avec le minimum de supports ? Il imagine un dispositif de supports obliques qui portent en encorbellement la structure couvrante et utilise un matériau relativement récent, la fonte, qui se substitue à la pierre, pour réaliser de tels supports. Aucune de ses compositions nouvelles ne verra le jour, mais son disciple Anatole de Baudot poursuivra sa réflexion sur la grande salle en l’associant à l’emploi d’autres matériaux, le ciment armé et la brique armée. L’église Saint-Jean-Baptiste de Montmartre donne avec ses lignes Art nouveau, son décor de mosaïque et ses voûtes auto-couvrantes un écho des formes, des décors et des structures auxquels il voulait parvenir.

Associé à la découverte romantique du patrimoine français, acteur essentiel dans le processus de mise en valeur de celui-ci, médiateur incontournable entre l’expression savante du savoir historique et sa mise à disposition d’un large public, penseur héroïquement tourné vers le renouvellement de l’architecture, Viollet-le-Duc compte parmi les figures les plus impressionnantes du XIXe siècle.

Jean-Michel Leniaud
directeur de l’École nationale des chartes

Source: Commemorations Collection 2014

Liens