Page d'histoire : Honoré de Balzac Tours, 16 mai 1799 - Paris, 18 août 1850

Manuscrit du sonnet «La Pâquerette» dans “Les Illusions perdues” Paris,
Maison de Balzac
© Photothèque des musées de la Ville de Paris. Ph. Joffre

Portrait de Balzac par Gérard Seguin (1805 - 1875)
© Musée des beaux-arts de Tours

"Tous ses livres ne forment qu'un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l'on voit aller et venir et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d'effaré et de terrible mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine ; livre merveilleux que le poète a intitulé Comédie et qu'il aurait pu intituler Histoire, qui prend toutes les formes et tous les styles. Livre qui est l'observation et l'imagination".

Victor Hugo, dans son magnifique hommage prononcé sur la tombe de Balzac, semblait répondre d’avance aux vaines querelles sur la question de savoir si l’auteur de La Comédie humaine est un observateur ou un visionnaire. Simultanément observateur et voyant doté, disait-il lui même, d'un don de "seconde vue", animé, a noté très justement Baudelaire, de "l'ambition immodérée de tout voir et de tout faire voir, de tout comprendre et de tout faire comprendre", il inventa une poétique à la mesure de son regard "global", qui embrassait à la fois le visible et l'invisible, et il créa un monde, analogue au monde réel, avec son histoire, sa géographie, sa généalogie, univers où trouvent place la science, la philosophie, la religion, les idées et les sentiments, les analogues et les  "Tout s'y dit, tout s'y pense, tout s'y fait" (Préface d' Une Fille d'Ève), affirme l'auteur qui fait dire par ailleurs à Louis Lambert : "Peut-être les mots matérialisme et spiritualisme expriment-ils les deux côtés d'un seul et même fait".

Ainsi se trouvaient dès l'origine justifiées toutes les approches de l'œuvre balzacienne, la pluralité des méthodes et la divergence (ou même la contradiction) des interprétations politiques et religieuses. Force est de constater la fécondité et la vitalité des études balzaciennes depuis que l'admirable vicomte belge Charles Spoelberch de Lovenjoul a légué à l'Institut de France les manuscrits, correspondances et papiers patiemment rassemblés. Les premiers conservateurs du "Fonds Lovenjoul" et grands maîtres des études balzaciennes, Marcel Bouteron, Jean Pommier, Bernard Guyon, Pierre-Georges Castex, ont donné à la recherche un irrésistible essor, tandis que depuis les dernières décennies de notre siècle les éditions de poche et l'audiovisuel, ainsi que l'entrée des romans de Balzac dans les programmes universitaires et scolaires, partaient à la conquête d'un très large public. à chacun "son" Balzac, découvert dans son actualité et sa modernité par chaque génération de lecteurs.

La Comédie humaine qui, à la veille de l'an 2000, connaît un rayonnement mondial est donc un monde où vont, viennent et reparaissent, dans une gigantesque fresque "en action" du XIXe siècle, quelque 2 000 personnages, tous dotés, dit Baudelaire, de la même "ardeur vitale" que leur créateur, "le plus héroïque et le plus poétique de tous les personnages qu'il a tirés de son sein".

Tel le sculpta Rodin, tel le peignit Louis Boulanger, et tel le décrit, dans son Balzac (1854), Théophile Gautier qui voyait en lui "le plus fort athlète de notre littérature", un "roi de la pensée", tout "illuminé de génie", avec des yeux noirs pailletés d'or "de souverain, de voyant, de dompteur", d'où émanaient "une vie, une lumière, un magnétisme inconcevable".

Tout fut prétexte à création - y compris la lecture, merveilleux tremplin pour l'imaginaire - pour ce penseur et ce lutteur, héros de la volonté, "grand pourchasseur de rêves à la recherche de l'absolu" (Baudelaire). Né à Tours, fils d'un Gascon hardi et ambitieux, dont la Révolution avait fait un moment un notable tourangeau, et d'une coquette parisienne, issue de la bourgeoisie commerçante, de vingt-deux ans la cadette de son mari, convertie par les "miracles du magnétisme" à un ardent mysticisme, Honoré passa sept années au Collège de Vendôme (évoqué dans Louis Lambert) avant de suivre à Paris sa famille.  Il garda toujours au cœur l'amour de sa Touraine natale (où il revint plusieurs fois, notamment à Saché), paradis inspirateur, tout en se proclamant "citoyen de Paris", métropole intellectuelle et autre pôle inspirateur. Enfant du siècle, fasciné comme les autres par les progrès de la science (dans laquelle il incluait la phrénologie, la physiognomonie et le magnétisme), il rêva d'être un savant, voulut allier philosophie et science, avant d’accéder à la révélation unitaire de la science et de la religion (en l'occurrence le swedenborgisme).  Il avait essayé de conquérir sa liberté d'écrivain en fabriquant des romans où la critique moderne découvre les sources de La Comédie humaine mais auxquels il refusa toujours d'attacher son nom, puis en se lançant dans des affaires de librairie et d'imprimerie qui l'endettèrent pour la vie, avant de faire définitivement son entrée en littérature en 1829, avec la Physiologie du mariage par un jeune célibataire, et surtout Le Dernier Chouan (Les Chouans), premier roman signé Balzac.

Il voulait "être célèbre et être aimé". Il conquit la gloire mais ne connut pas la plénitude de l'amour. Laure de Berny, la Dilecta, qui encouragea ses débuts littéraires avait vingt ans de plus que lui, puis l'Étrangère, la comtesse polonaise Ève Hanska, qu'il rencontra pour la première fois en 1833, stimula par sa présence lointaine l'inspiration avant de la tarir chez un homme qui se disait en 1845 (le comte Hanski était mort en 1841) "sans idées et le cœur usé de douleur", dans l'attente d'un mariage sans cesse remis, finalement célébré en mars 1850, trois mois avant la mort du romancier. Au fil de la correspondance, quelques confidences esquissent le triste bilan des illusions perdues, l'histoire d'une vie et d'une œuvre : "Il y a deux choses que je sais, aimer et souffrir" (12 juillet 1842) ; "le hasard m'a contraint à écrire mes désirs au lieu de les satisfaire" (20 mars 1836) ; "Ma vie c'est quinze heures de travail, des soucis d'auteur, des phrases à polir" (11 août 1834) ; "Personne ne sait ce que c'est que de changer de l'encre en or" (15 décembre 1834). La vie de Balzac se confond avec celle de sa création, tout au long d'un itinéraire jalonné de grandes dates et de chefs-d'œuvre (1833, invention des Scènes de la vie de province, avec Eugénie Grandet ; 1835, création du système des personnages reparaissants, avec Le Père Goriot ; 1842, naissance de La Comédie humaine ; 1845, Catalogue des œuvres (avec plusieurs titres nouveaux) qui composeront la deuxième édition de La Comédie humaine, que préparait Balzac quand il mourut).

La Recherche de l'Absolu, Illusions perdues, Le Lys dans la vallée, La Cousine Bette et autres chefs-d'œuvre sont autant de romans qui se suffisent à eux-mêmes et offrent aux lecteurs une pluralité d'itinéraires comme si, malgré un classement en séries distinctes, chacun pouvait se lire simultanément comme une Étude de mœurs, une Étude philosophique, une Étude analytique.  Le désordre de leur publication, imputable souvent à des nécessités financières ou éditoriales, ne saurait faire oublier que, dit Balzac dans la Préface d' Illusions perdues, "chaque roman n'est qu'un chapitre du grand roman de la société", microcosme dans le macrocosme auquel il se trouve étroitement lié par le retour des personnages et par des liens thématiques puissants. Le projet d'ensemble né, si l'on en croit l'auteur, dès les années 1820, de la lecture simultanée de Buffon et de Walter Scott, chemina, sous des titres divers, jusqu'à la naissance de La Comédie humaine (dont le titre évoque Dante et La Fontaine).  L'ambition du créateur de ce monde ? L'histoire ("Être un historien fidèle et complet"). "Son moyen ? Le roman "moderne", création immense qui veut "le sentiment, le style et l'image" (Illusions perdues) et demande au romancier de "tout savoir du monde, des arts et des sciences", d'être un génie complet car "il ne suffit pas d'être un homme, il faut être un système" (Avant-propos).  Ce système, qui implique analyse et synthèse, se fonde sur une esthétique du "résumé" (mot cher à Balzac, équivalent de "l'infini diminutif" de Baudelaire). Tout se résume, hommes et lieux, événements et choses. Parti du réel — "Les écrivains n'inventent jamais rien" (Préface d' Illusions perdues) —, le romancier accède au "vrai" de l'art (qui n'est pas celui de la nature) grâce à une mise à distance, une typisation et une dramatisation. Balzac définit le type comme "un personnage qui résume en lui-même les traits caractéristiques de tous ceux qui lui ressemblent plus ou moins" (Préface d' Une ténébreuse affaire) et précise, dans l'Avant-propos, que "non seulement les hommes mais les événements principaux de la vie se formulent par des types. Il y a des situations qui se représentent dans toutes les existences, des phases typiques". Et le drame, dit-il, est le "Soleil" de ce système où abondent les mécanismes reparaissants ; il théâtralise le réel saisi en "action", car tout est mouvement, y compris la pensée. La création de ce monde homogène et clos où tout se tient, monde que résume une formule de naturaliste, "variété dans l'unité", grâce à ses deux axes, l'un horizontal, celui de la coordination, l'autre vertical, celui de la subordination, fait apparaître les "accessoires" privilégiés du romancier : le récit, le portrait, le tableau, la scène. Pour écrire le passé comme s'il était le présent et le présent comme s'il était le passé, il crée un univers où tout se répond et se correspond, où tout est signe qu'il faut déchiffrer dans sa signification dramatique et symbolique, voire mythique. Au lecteur de savoir lire dans un portrait la description d'un caractère et d'une destinée, dans une description un portrait (de l'objet, par exemple, se déduit un mode de vie, du mode de vie un homme).  Et sans doute la prédilection de l'auteur va-t-elle à la parole des personnages, au dialogue, à la scène, en particulier à ce type de scène, où s'exprime l'ambition didactique de Balzac que la critique a insuffisamment soulignée : la "leçon", leçon d'histoire, leçon d'amour, leçon de chimie, individuelle ou collective, scène reparaissante et symbolique qui fait de La Comédie humaine une immense leçon. Car tout passe, les hommes meurent et l'histoire s'efface. Seul l'écrivain peut la ressusciter. "J'ai mieux fait que l'historien, je suis plus libre" (Préface d' Une fille d'Ève).

La Terreur, Napoléon, Louis XIV, Tibère, les pouvoirs les plus violents comme les institutions les plus fortes disparaissent devant l'écrivain qui se fait la voix de son siècle.

" Être la voix de son siècle, se faire écouter du public, tel se définit le magique pouvoir du romancier, qui présente son œuvre comme "une longue histoire où le public est le sultan, où l'auteur ressemble à Schéhérazade" (Préface d' Une fille d'Ève) ou comme "Les mille et une nuits de l'Occident" (à Mme Hanska, 26 octobre 1834).

"Lire c'est créer peut-être à deux" (Physiologie du mariage). Dans ce merveilleux espace de communication qu'est La Comédie humaine, sans fin se renouvelle la complémentarité de l'écriture et de la lecture, les deux faces d'un même fait, la création.

Madeleine Ambrière
professeur émérite à la Sorbonne présidente du Groupe d'études balzaciennes

Source: Commemorations Collection 1999

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