Page d'histoire : Pose de la première pierre de la Place Royale de Nancy 18 mars 1752

La Place royale à Nancy
(gouache, XVIIIe siècle)
© Musée lorrain, Nancy

Dans l'Europe des Lumières, Nancy bénéficia d'une situation exceptionnelle car le rattachement de la Lorraine au royaume de France s'opéra en deux étapes imaginées par les diplomates français et autrichiens (1735-1737). François III, duc de Lorraine, renonça à ses Etats pour suivre une destinée impériale en épousant Marie-Thérèse en 1736. Stanislas Leszczynski, roi détrôné de Pologne et beau-père de Louis XV, reçut un pouvoir tout nominal sur la Lorraine, à charge pour lui de conduire en douceur le rattachement à la France. Il s'installa en 1737, à l'âge de soixante ans ; personne ne pouvait alors penser qu'il y régnerait jusqu'en 1766, ni qu'il y ferait travailler autant d'artistes.

L'impulsion avait été donnée par le duc Léopold, neveu par alliance de Louis XIV, qui avait reconstruit la Lorraine ravagée par les guerres du XVIIe siècle. Tout allemand par sa culture politique, mais français pas ses goûts, il avait su attirer Jules Hardouin Mansart à Nancy mais n'avait guère pu le retenir. C'est son élève Germain Boffrand qui devait prendre la relève, en construisant châteaux et hôtels selon les modèles d'Ile-de-France et en formant des collaborateurs très efficaces qui assuraient le suivi des chantiers. Parmi eux se trouvait Emmanuel Héré (1705-1763) dont Stanislas fit son Premier Architecte.

Résidant à Lunéville, à Commercy ou à la Malgrange, Stanislas avait compris toutes les réticences qu'il inspirait à ses nouveaux sujets. Il avait donc renoncé à habiter Nancy, mais non à l'embellir ; il y consacra l'essentiel des subsides que lui accordait son gendre par l'intermédiaire d'Antoine Chaumont de La Galaizière, chancelier et intendant de Lorraine. Alors que Léopold n'était pas parvenu à transformer l'antique Palais ducal (aujourd'hui, Musée historique lorrain) en un Nouveau Louvre, Stanislas préféra doter la cité des bâtiments modernes qui lui faisaient défaut, tant pour l'administration que pour la vie religieuse, artistique et intellectuelle.

Héritier d'un duc qui accordait titres, faveurs et pensions à ses artistes, Stanislas trouva des équipes très performantes, au sein desquelles il convient de distinguer les Mique, entrepreneurs et architectes de grand talent, Barthélémy Guibal, le premier sculpteur entouré de nombreux praticiens très habiles, et le ferronnier Jean Lamour, tous déjà expérimentés et capables d'exécuter les desseins du roi de Pologne. Au déclin de sa vie, Stanislas trouvait en Lorraine les mêmes conditions favorables que Louis XIV au début de son règne personnel. C'est ce qui distingue les anciens duchés lorrains des autres provinces : une vie de cour, des artistes attitrés, enfin le pouvoir de décision d'un seul, de quoi assurer la cohérence et l'unité de grands projets.

Surnommé le Bienfaisant de son vivant, Stanislas intervint à Nancy avec une diplomatie consommée. Prince chrétien, il demanda à Héré de lui construire une nécropole : l'église Notre-Dame de Bon-Secours (1738-1743) lui permit de s'inscrire dans la tradition spirituelle locale d'un antique pèlerinage lié à la Bataille de Nancy et de doter le faubourg d'un remarquable sanctuaire baroque. Près de là, Héré construisit pour les Jésuites l'Hôtel des Missions Royales, un somptueux bâtiment pour les directeurs spirituels du Bienfaisant (1741-1743). Au même moment, Héré, Guibal et Lamour intervenaient dans les résidences du prince et dotaient ses parcs de " fabriques " ou constructions de fantaisie, très en avance sur leur temps.

L'anecdote est célèbre : un jour de 1751, Stanislas fit venir à Lunéville le lieutenant de police de Nancy, Nicolas Durival et l'informa de son désir de doter la cité d'une nouvelle place. Un crucial problème d'urbanisme ou plutôt de voirie faisait que les deux villes de Nancy, la médiévale et la moderne, communiquaient par un goulot d'étranglement. La Porte Royale, ouverte au XVIIe siècle dans les fortifications arasées par les Français, faisait passer de la place Carrière à une sorte de terrain vague. D'un côté, un espace créé au XVIe siècle pour les joutes, avec des maisons dissemblables mais déjà le noble hôtel de Craon, édifié par Boffrand qui avait introduit le modèle français de l'élévation à ordre colossal ; de l'autre, quelques hôtels gagnés sur la zone quasi militaire des anciennes fortifications et un espace difficile pour la circulation.

Toute proportion gardée, Nancy devait résoudre le même problème que Paris, avec le terrain inoccupé qui s'étendait entre le jardin des Tuileries et les Champs Élysées. Comme des villes importantes avaient voulu célébrer le roi en lui érigeant une statue (Bordeaux, Paris, Rennes, Rouen), Stanislas pensa que ce serait une manière habile d'habituer les Lorrains à leur futur souverain et pour lui l'occasion d'honorer un gendre plutôt réticent à l'égard de son beau-père.

Avec le représentant du roi à Metz, le maréchal de Belle-Isle, les services de Stanislas et l'architecte Héré négocièrent assez difficilement l'autorisation de construire dans une zone " sensible " d'anciennes fortifications. Comme le montrent les estampes du temps, le parti adopté fut d'abord de construire sur trois côtés seulement, le Sud étant occupé par un fort long palais destiné à abriter le nouvel Hôtel de Ville, les appartements de Stanislas et la Bibliothèque Royale. De chaque côté, quatre palais identiques furent réservés à l'Intendance, aux Fermes et à un Collège de chirurgie flanqué de la Comédie, le dernier étant alloué à un particulier. C'était une manière de concentrer sur une seule place les principaux services de la cité, en créant un centre politique, administratif et culturel qui n'excluait pas la résidence privée. En effet, le quatrième palais fut alloué à un bourgeois de Nancy, tout comme les " Basses Fasces ", les petits pavillons à un seul niveau que Stanislas s'obstina à faire édifier sur les anciennes fortifications.

La construction fut rondement menée : le 18 mars 1752, le duc Ossolinski posa la première pierre d'un ensemble que Stanislas inaugura le 26 novembre 1755. La Place Royale était donc organisée autour de la statue pédestre de Louis XV, fondue sur un modèle de Guibal et Cyfflé, et ponctuée d'arcs de triomphe et de portiques dorés réalisés par Lamour, sur fond de verdure pour les fontaines des angles ou de perspectives de rues tracées au cordeau et barrées de portes de pierre. C'est ce qui fait l'originalité de Nancy : si le modèle d'architecture n'échappe guère au modèle français du XVIIe siècle dans ce qu'il a de plus beau, c'est-à-dire les élévations de Le Vau et de Mansart couronnées de balustrades, le jeu des ferronneries rocaille et de la verdure résout le problème insoluble jusque là des angles morts d'un périmètre minéral.

Le même esprit rocaille ayant présidé à l'ornementation de la Place Carrière, remodelée à cette occasion, et de la Place d'Alliance dont Stanislas distribua les terrains à ses architectes pour éviter de les trop payer, il y a là une démonstration heureuse de ce que pouvaient faire les artistes dans une zone de transition. Un espace européen avant l'heure où l'esprit classique français se laisse gagner aux délices du rococo : c'est ce que Nancy se propose de célébrer en 2005, pour le deux-cent-cinquantième anniversaire de l'inauguration de la place Stanislas, désormais inscrite au patrimoine mondial de l'Unesco.

François Pupil
professeur d'histoire de l'art à l'université de Nancy II

Source: Commemorations Collection 2002

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