Page d'histoire : Denis Diderot Langres (Haute-Marne), 5 octobre 1713 - Paris, 31 juillet 1784

Portrait de Denis Diderot
Huile sur toile de Louis-Michel Van Loo, vers 1770
© Coll. Musées de Langres. Maison des Lumières Denis Diderot. Cl. S. Riandet
 

Diderot est un auteur si peu académique qu’on peut se demander s’il convient de le célébrer officiellement comme nous nous apprêtons à le faire pour le tricentenaire de sa naissance. Néanmoins, il a adhéré plus qu’aucun autre écrivain de son époque au culte des grands hommes qui connut alors une vogue sans précédent et qui se fondait sur l’esprit de commémoration. Rappelons que le Fils naturel (le drame publié en 1757) se présente comme une mise en scène domestique destinée, précisément, à commémorer les épreuves d’une famille. Á la mort de Montesquieu en 1755, Diderot est le seul homme de lettres à suivre son convoi funèbre. Il écrit dans sa Vie abrégée de La Fontaine : « Longtemps après sa mort les étrangers allaient visiter la chambre qu'il avait occupée. Une fois chaque année, j'irai visiter sa tombe ». Dans  l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, son ouvrage testamentaire de 1782, il nous prévient une dernière fois qu’il est essentiel à ses yeux d’honorer les grands hommes de la nation et plus particulièrement les écrivains. En 1778, il a vu comment Voltaire et Rousseau ont reçu, à leur mort, l’hommage de tout un peuple, mais il sait bien qu’il n’en ira pas de même pour lui.

Sa disparition ne suscita, en effet, rien de tel et il ne fut jamais panthéonisé ni durant la Révolution ni après. Cela tient à son choix si particulier de réserver nombre de ses œuvres à la publication posthume. Ses plus célèbres ouvrages ne circulèrent que sous forme manuscrite et dans un réseau très limité, car cette diffusion sous le manteau était réservée à quelques princes européens qui étaient les abonnés de la Correspondance littéraire. Si bien que lorsque Diderot disparaît, en 1784, il demeure avant tout, dans l’opinion, le rédacteur de l’Encyclopédie, une entreprise qui l’occupa, en effet, près de vingt-cinq ans. Quant à ses œuvres personnelles, on ne peut s’en faire alors qu’une bien mince idée. Voltaire s’était plaint fort justement lui-même, dans une lettre à Diderot, de ne pas connaître tous ses enfants et il désespérait de pouvoir les rassembler un jour dans sa bibliothèque. La liste des œuvres de Diderot dont ses contemporains connaissent l’existence est, en effet, plutôt réduite : un roman (Les Bijoux indiscrets), deux drames ainsi que des écrits sur le théâtre, quelques opuscules dont les Pensées philosophiques ou la Lettre sur les sourds et muets, enfin l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Ce que nous considérons aujourd’hui comme les chefs-d’œuvre de l’écrivain ne sont publiés que bien plus tard. Après Jacques le Fataliste, La Religieuse, Les Salons qui furent édités dans les dernières années du XVIIIe siècle, des ouvrages majeurs paraîtront par vagues successives au cours du XIXe siècle : entre autres les Lettres à Sophie Volland, Le Rêve de d’Alembert, puis Le Neveu de Rameau et les Éléments de physiologie. Il faudra attendre le milieu du XXe siècle pour que soient publiés les inédits du fonds Vandeul dont l’Apologie de Galiani.

Le parti pris de se rendre presque invisible à ses contemporains peut surprendre chez un « philosophe » qui se montra toujours l’apôtre du dévoilement. C’est que le patron de l’Encyclopédie, échaudé par son incarcération de trois mois au château de Vincennes (en 1749) en raison de la publication de la Lettre sur les aveugles, ne voulut prendre ensuite aucun risque qui mettrait en péril l’achèvement du dictionnaire. Le sacrifice momentané de son œuvre personnelle fut alors pour lui un véritable tourment mais l’aventure encyclopédique se révéla, au bout du compte, comme un extraordinaire apprentissage sans lequel les grandes œuvres ultérieures n’auraient jamais eu la même richesse ni la même profondeur. Le pari sur la postérité et ce jeu de cache-cache sans fin avec ses lecteurs qui brouillèrent durablement l’image publique de l’écrivain, font en vérité toute son originalité et sont en quelque sorte sa signature. Comme le remarque très judicieusement Michelet, c’est parce qu’on a toujours l’impression chez Diderot d’un reste à découvrir que son œuvre apparaît tellement ouverte et presque infinie.

Voilà pourquoi chaque célébration est l’occasion d’envisager d’autres strates de l’œuvre et d’autres enveloppes de l’écrivain. C’est ainsi que vont paraître bientôt des éditions de référence de la correspondance et des textes de la période russe. Pour le bicentenaire de sa mort en 1984, on avait insisté sur la « modernité » de Diderot dans l’esprit des années structuralistes, alors qu’il nous apparaît plutôt aujourd’hui, dans le temps long, comme un contemporain perpétuel qui nous relie à la fois à la Renaissance et à l’Antiquité. Plus qu’aucun autre écrivain de son époque, il témoigne surtout que le XVIIIe siècle fut tout autant le siècle de l’imagination que celui des idées. Gœthe fut le premier à reconnaître chez lui cette formidable passion des beaux-arts et de la littérature qui inspire partout son œuvre et qui fait d’elle un extraordinaire « festin ». Lorsqu’en 1781 l’écrivain envoya son buste par Houdon à ses compatriotes de Langres, le maire l’inaugura au champagne. C’est ainsi qu’il convient, en effet, de célébrer Diderot sans oublier de le lire c’est-à-dire d’entrer en conversation avec cet esprit souverainement allègre et pétillant.

Jean-Claude Bonnet
directeur de recherches au CNRS

Voir Célébrations nationales 2000, p.146 et 2001

Source: Commemorations Collection 2013

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