Page d'histoire : Alberto Giacometti Stampa (Grisons), 10 octobre 1901 - Coire (Suisse), 11 janvier 1966

Alberto Giacometti par Reginald Gray, 1965

Né en octobre 1901 à Stampa en Suisse, d'un père peintre jouissant d'une reconnaissance institutionnelle et d'une mère inoubliable, Giacometti se rend à vingt ans à Venise où il fait l'expérience de la mort de son compagnon de voyage - scène primitive qui ne cessera dans sa maturité de revenir le hanter, justifiant son désir, de plus en plus aigu avec le temps, de ne vivre que dans le provisoire, voire dans la précarité.

Arrivé en janvier 1922 à Paris pour étudier la sculpture, Giacometti se lie avec Pierre Matisse, le fils du peintre, qui deviendra plus tard son marchand aux États-Unis, et sollicite les conseils d'Henri Laurens. En 1929, grâce à Jeanne Bucher qui l'expose dans sa galerie, il entre en contact avec Jean Cocteau, les Noailles et André Masson, qui vont l'introduire dans les milieux surréalistes. Le premier écrit suscité par l'œuvre de Giacometti, signé de Michel Leiris, paraît dans la revue de Georges Bataille, Documents. Commence alors une période faste de la vie et de la création de Giacometti : dessins, sculptures, textes aussi (qui paraissent dans Le Surréalisme au service de la révolution), puisent dans son imaginaire, empli de scènes de mort, de violence et de viols, et de cette inquiétante étrangeté qui fascine tant André Breton et Salvador Dali. Man Ray le présente au décorateur Jean-Michel Frank, pour lequel Giacometti conçoit des pièces de mobilier, dont le succès le conduit à s'attacher son frère, Diego, comme assistant, ce qu'il restera jusqu'à la fin. La mort du père des Giacometti, en 1933, marque la fin de cette période surréaliste et mondaine.

De 1933 à 1943, l'artiste entre dans une phase capitale de mutation, une période de doute et de solitude croissante, amplifiée par son expulsion en 1934 du groupe surréaliste, pour avoir pratiqué le portrait. Giacometti détruira presque toutes les œuvres faites pendant cette période ; elles visent, par une économie de moyens de plus en plus extrême, à aller vers un essentiel qui se dérobe toujours. Résolu à représenter exactement ce qu'il voit, il est confronté à un problème d'échelle, ses œuvres se réduisant au cours du travail au point de tenir dans une boîte d'allumettes. Il entre en contact à cette époque avec Sartre et Becket, Gruber et Derain, rapports qui se développeront par la suite. Pendant la guerre, où il s'est retiré en Suisse dans une petite chambre d'hôtel sordide, il rencontre l'éditeur Albert Skira, et celle qui deviendra son épouse et l'un de ses modèles favoris, Annette.

De retour à Paris fin 1945, Giacometti connaît un autre des épisodes initiatiques qui rythment sa vie : au sortir d'une séance de cinéma, par contraste avec la projection sur toile qu'il vient de voir, il a dans la rue la bouleversante révélation de la troisième dimension, c'est-à-dire de l'espace, du vide et du silence autour des êtres. Commence alors pour lui la deuxième partie de sa production, qui le voit à nouveau sculpter, dessiner, peindre, écrire, avec frénésie. Il a trouvé ce style particulier, intemporel, qui provoque chez le spectateur la fascination intimidée décrite par Genêt devant les grandes femmes debout : " Certaines statues de Giacometti (…) n'en finissent pas d'approcher et de reculer, dans une immobilité souveraine. Que mon regard essaye de les apprivoiser et (…)elles s'éloignent à perte de vue. " Or, ces formes hiératiques décrivent précisément ce que Giacometti voit quand il déshabille une prostituée : " Quand elle est dans ma chambre et toute nue, elle grandit et simultanément elle recule à une distance formidable " dit-il à Genêt en 1957. Mais en 1947, Giacometti ne trouve pas de galerie à Paris pour l'exposer. Finalement, l'épouse de Pierre Matisse convainc ce marchand de l'exposer à New York (où il avait eu une exposition dès 1934), en 1948 ; Sartre en écrit la préface, intitulée : " La recherche de l'absolu ". C'est grâce à ce soutien américain que Giacometti entre à la galerie Maeght, qui l'expose à Paris à partir de 1951, et avec laquelle il entretiendra des rapports fructueux jusqu'à l'inauguration, en 1964, de la Fondation à Saint-Paul de Vence, où son œuvre est très bien représentée.

Après 1951, Giacometti connaît une reconnaissance rapide, ponctuée de rétrospectives dès 1955, dans des musées à New York, Londres, et en Allemagne. L'année suivante, Giacometti, qui avait refusé de représenter la Suisse à la Biennale de Venise en 1950, expose au pavillon français. En 1962, il choisit d'y représenter à nouveau la France plutôt que la Suisse, et remporte le Grand prix de sculpture. C'est désormais un maître reconnu, recherché et coté, mais Giacometti s'entoure d'une pauvreté qui le protège, parce qu'elle tient à distance. Il vit et travaille dans l'atelier exigu et haut de plafond, sans aucun confort, dans lequel il avait emménagé en 1927, travaillant jusqu'à l'épuisement, couvert de plâtre. Comme le voyait déjà Genêt en 1957, " dans cet atelier un homme meurt lentement, se consume, et sous nos yeux se transforme en déesses. "

De fait, Giacometti mourra à 64 ans, en janvier 1966, miné par un cancer à l'estomac et par une santé trop longtemps négligée. L'année précédente, il avait reçu en France le Grand prix national des arts ; deux rétrospectives circulaient à Londres, Copenhague et New York. En 1969, la première rétrospective française de son œuvre se tient à l'Orangerie des Tuileries.

Sculpteur, peintre, dessinateur et poète, Giacometti a, par des textes donnés à des revues, ou le récit d'expériences livrées à des tiers pour publication, forgé peu à peu les étapes de sa mythologie personnelle. Pourtant, rien n'est plus révélateur que les lignes qu'il écrivit sur un autre artiste, André Derain, dont il a dit qu'il était le peintre qui lui avait le plus apporté et le plus appris depuis Cézanne : " Les qualités de Derain n'existent qu'au-delà du ratage, de l'échec, de la perdition possible, et je ne crois, il me semble, que dans ces qualités-là, au moins dans l'art moderne.(…) Derain était dans un lieu, dans un endroit qui le dépassait continuellement, effrayé par l'impossible et toute œuvre était pour lui échec avant même de l'entreprendre.(…) Et pourtant, il ne voulait peut-être que fixer un peu l'apparence des choses, l'apparence merveilleuse, attrayante et inconnue de tout ce qui l'entourait. "

Véronique Wiesinger
historienne d'art

Source: Commemorations Collection 2001

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