Page d'histoire : Georges Méliès Paris, 8 décembre 1861 – Paris, 21 janvier 1938

Georges Méliès, Le voyage dans la Lune, 1902

À un an près, Georges Méliès aura vécu autant au XIXe siècle qu’au XXe. À cheval sur deux siècles, sa vie aura été un cas exemplaire de chevauchements multiples. Quand, en 1926, on lui demanda -comment, dans une seule vie, il avait pu cumuler une quarantaine d’années dans le théâtre et une vingtaine dans le cinéma, Méliès ne répondit-il pas qu’il y était parvenu parce que ces deux passions, théâtre et cinéma, avaient « marché simultanément (1) » ? Tout au long de sa vie, Méliès aura été pris ainsi entre deux feux, comme ceux qu’il nourrissait simultanément à l’égard de son épouse et de la comédienne Jehanne d’Alcy, dont il fit à ce qu’on dit la première « star » du cinéma. Ce genre de dédoublement, Méliès l’aura largement pratiqué, puisqu’il aura été directeur de théâtre, d’abord au théâtre Robert-Houdin (1888-1914), puis au théâtre des Variétés artistiques (1914-1922), pendant qu’il présidait, en même temps et dans un autre registre, la Chambre syndicale de la prestidigitation (1904-1934).

Sans évidemment oublier – « en surimpression » – cette prodigieuse carrière cinématographique (1896-1912) qui l’amena à réaliser plus de 500 « vues animées », comme on disait, des films de court métrage dans lesquels il laissa libre cours à son imagination débridée, comme en témoignent des titres tels que L’Omnibus des toqués (1901), Voyage à travers l’impossible (1904), Les Fromages automobiles (1907) et Hallucinations pharmaceutiques (1908). C’est cette œuvre tout à fait singulière, bourrée de trucages étonnants, qui nous permet de lui reconnaître le titre de « cinématographiste » – on ne disait pas encore « cinéaste » – le plus célèbre des années 1900, lui qui reste, encore aujourd’hui, le réalisateur de vues animées le plus fréquemment cité. En effet, Méliès aligne record sur record : non seulement il a réalisé le fameux Voyage dans la Lune qui, dès sa sortie en 1902, donna lieu à un piratage d’une ampleur inégalée, notamment aux États-Unis, mais il est resté le plus indépendant de tous les manufacturiers de vues animées, même s’il a dû, en fin de parcours, vendre son âme à ce « diable » de Pathé, qui commandita ses tout derniers films (1911-1912).

On a pris l’habitude de dire que l’œuvre de Méliès préfigure tout à la fois le cinéma narratif, les productions hollywoodiennes à grand spectacle, les films de science-fiction, etc., mais de nouvelles voix se sont levées ces derniers temps qui donnent plutôt raison à l’historien Jacques Deslandes : « Georges Méliès n’est pas en train d’inventer le cinéma : il assure une relève (2). » En effet, Méliès et ses contemporains se sont moins attachés à inaugurer un nouvel art qu’à perpétuer par le truchement du cinématographe ces pratiques culturelles d’avant le cinéma que sont la lanterne magique, le numéro de scène, la féerie, etc.

On dit souvent, dans la même veine, que la contribution de Méliès au « septième art » a été essentielle, oubliant du même coup que le « cinématographe » ne saurait être véritablement considéré, à l’époque de Méliès, comme le septième des arts. On sait par ailleurs que l’histoire traditionnelle estime que l’un des principaux mérites de Méliès serait d’avoir introduit plusieurs procédés du théâtre dans le cinéma (costumes, décors, machinerie de scène, etc.). Ce serait plutôt la proposition inverse qui fait sens : ce que Méliès a fait, avec talent, c’est d’introduire le cinématographe dans les performances scéniques dont il était déjà passé maître (le sketch magique, le tour de magie, les grandes illusions, etc.) et qu’il réalisait sur la scène d’un théâtre dont il avait pris la direction sept ans avant l’invention du Cinématographe Lumière. Méliès lui-même ne se faisait guère d’illusions sur sa réelle appartenance lorsqu’il déclarait : « Ma carrière cinématographique est tellement liée à celle du théâtre Robert-Houdin, qu’on ne peut guère les séparer (3). »

C’est donc l’attachement de Méliès à des pratiques culturelles préexistantes qui a déterminé sa conception de la cinématographie, ce qui l’a conduit à déployer tout son savoir-faire de la scène sans l’empêcher d’exploiter de façon complémentaire et avec une grande virtuosité les ressources de l’appareil pour renouveler son répertoire. Il a en effet le mérite d’avoir mis à profit les multiples possibilités de trucages du cinématographe, avec une maîtrise et une habileté consommées, qui font qu’une vue animée comme Le Diable noir (1905), qui a nécessité des dizaines d’arrêts-manivelle, représente une véritable prouesse technique, sur le plan de l’organisation du tournage en studio et celui de l’assemblage du négatif en laboratoire. C’est ce même attachement, aussi stimulant fût-il, qui empêchera néanmoins Méliès de rejoindre le mouvement émergent du « cinéma de narration ». Contrairement à certains de ses contemporains, comme Alice Guy ou son propre frère Gaston Méliès, il n’adhérera pas à ce nouveau modèle et restera résolument ancré au « cinéma des attractions » (ou, pour être plus précis à la « cinématographie-attraction (4) »), lui qui tournait, en 1911, une vue animée comme À la conquête du Pôle, totalement déphasée par rapport au goût du jour. Le film ne connut pas le succès escompté et Méliès allait bientôt sombrer dans l’oubli.

La jeune génération cinéphile des années 1920 viendra toutefois le débusquer, dans une boutique de la gare Montparnasse où il travaillait discrètement, et lui rendra justice en organisant, le 16 décembre 1929, un gala en son honneur à Paris, salle Pleyel, au cours duquel on lui rendit hommage en projetant quelques-uns de ses films. À la fin de la projection, les spectateurs se levèrent pour acclamer Méliès qui restait introuvable. La lumière s’éteignit et on projeta un court métrage nous le montrant en train de chercher la salle Pleyel. Comme le rapporte sa petite-fille Madeleine Malthête-Méliès : « Perdu dans les rues de Paris [...] il aperçoit sur un mur une énorme affiche du Gala, avec un grand portrait de lui [...]. Il pique la tête la première dans l’affiche. Subitement, la lumière s’allume dans la salle. L’écran se lève, découvrant, au milieu de la scène un cadre sur lequel l’affiche que l’on vient de voir est clouée. Soudain, le papier est crevé par Méliès qui paraît en chair et en os [...] (5). » La même action était ainsi vue une seconde fois sur scène. Une fin à l’image de la vie de Méliès, tout en chevauchement.

Ce gala ne sera en fait que le début d’une longue redécouverte de l’œuvre du magicien de Montreuil, qui n’a pas fini de nous émerveiller et de nous surprendre, 100 ans après sa Conquête du pôle et 150 ans après avoir poussé son tout premier cri !

André Gaudreault
professeur à l’université de Montréal (6)

1. Georges Méliès, « En marge de l’histoire du cinématographe », reproduit dans Jacques Malthête, Méliès, images et illusions, Paris, Exporégie, 1996, p. 138.   
2. Jacques Deslandes et Jacques Richard, Histoire comparée du cinéma : du cinématographe au cinéma 1896-1906, t. II, Tournai, Casterman, 1968, p. 441.
3. Cité par Jacques Deslandes, Le Boulevard du cinéma à l’époque de Georges Méliès, Paris, Éditions du Cerf, 1963, p. 30-31.
4. André Gaudreault, Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 85-88.
5. Madeleine Malthête-Méliès, Méliès l’enchanteur, Paris, Hachette, 1973, p. 398-399.
6. Ce texte a été écrit grâce à la collaboration et la complicité de Stéphane Tralongo et de Jacques Malthête. L’auteur les remercie tous deux de leur sollicitude, ainsi qu’Anne-Marie Quévrain.

Source: Commemorations Collection 2011

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