Page d'histoire : Francis Poulenc Paris, 7 janvier 1899 - Paris, 30 janvier 1963

Francis Poulenc disait, sur un ton de demi-plaisanterie, qu'il était "de l'autre siècle". Sa naissance, en 1899, l'autorisait à se réclamer d'une autre époque quand la sienne l'accusait d'être, l'âge venu, rétrograde ou passéiste. Mais en fait, Poulenc n'eut pas souvent besoin de se réfugier derrière ce bon mot, car son réel attachement à l'avant-garde comme mouvement intellectuel et esthétique nécessaire lui valut, sinon le soutien, du moins le respect de ses jeunes collègues "modernes". Ainsi, à la création du Domaine Musical de Pierre Boulez, en 1953, Poulenc sera-t-il d'emblée un fervent défenseur de ce mouvement de recherche et fera partie des abonnés privilégiés de cette série de concerts parisiens d'avant-garde (où on ne le joua pas, il va sans dire, et ce dont il semble ne s'être jamais plaint), payant de sa poche une somme coquette qui dépassait de loin le montant d'un abonnement habituel.

Poulenc regrettait que Stravinski mît "des chapeaux trop jeunes pour son âge" — quand l'auteur du Sacre du printemps se mettra sur le tard à la pratique sérielle, rejoignant un mouvement qu'il avait longtemps combattu — , mais il voyait chez Pierre Boulez un authentique musicien dont l'insolence polémique lui rappelait ses jeunes années, lorsqu'autour d'Erik Satie ou de Jean Cocteau, il était de bon ton de railler Maurice Ravel ou Claude Debussy et de les considérer comme de vieilles barbes ; mais Poulenc, aujourd'hui considéré comme un "classique" et dont presque toutes les œuvres sont fermement arrimées dans le "grand" répertoire, fut d'abord un musicien d'avant-garde.

Lorsqu'il fait entendre, en 1917, une Rhapsodie nègre sur des poèmes africains imaginaires et loufoques, le jeune homme de dix-huit ans se fait instantanément remarquer d'une intelligentsia parisienne qu'il ne cessera par la suite de fréquenter et à laquelle on continuera à l'associer pour en faire, selon les mots d'une critique qui n'a jamais voulu aller voir "derrière le miroir", un "petit maître", un "abbé de cour" superficiel qui n'aurait que très passagèrement contrebalancé ses habitudes mondaines par quelques actes de contrition musicale. Certes Francis Poulenc est l'un des musiciens qui incarnent le mieux l' "esprit parisien" : né à Paris, de mère parisienne, il n'aimait rien tant que son Paris - ses boulevards, sa poésie d'asphalte, de fête foraine -, source de nostalgie dès qu'il en était privé, et ce, même en sa maison de Touraine où il allait travailler, non parce qu'il préférait la campagne, mais parce que cette campagne qu'il trouvait ennuyeuse ne le distrayait pas de son travail de composition...

Pour autant, Poulenc revendiquait à parité ses racines paternelles aveyronnaises, base de ses œuvres les plus sérieuses et les plus profondes. Ainsi, dans son catalogue, peut-on voir inspirées par son ascendance parisienne (ou nogentaise, car ses grands-parents possédaient une maison à Nogent-sur-Marne, lieu-clé de l'imaginaire poulencquien) des pièces comme les Mouvements perpétuels, les Cocardes, le Bal masqué, le Concert champêtre, le Concerto pour piano, les Mamelles de Tirésias ou l'Embarquement pour Cythère ; la source aveyronnaise irriguerait davantage les Litanies à la Vierge noire, le cycle de mélodies, Tel jour Telle nuit, la Messe, l'opéra Dialogue des Carmélites, d'après Bernanos, le Concerto pour orgue, Figure humaine...

L'avant-garde - qu'il intégra à son corps défendant, ce qui est bien la meilleure façon d'être moderne - fut rapidement le cadet des soucis de Francis Poulenc. En indépendant, il développa un langage dont la particularité très paradoxale est d'être immédiatement signé et reconnaissable, et pourtant composé d'inspiration parfois au pillage. "On peut écrire de la bonne musique avec les accords des autres", disait Poulenc.. Ainsi prendra-t-il beaucoup chez Stravinski et Prokofiev et chez... lui-même.

Il est fascinant de voir et d'entendre des souches thématiques, mélodiques ou harmoniques, voyager d'œuvre en œuvre, typant fortement son langage et lui assurant une certaine cohérence, même s'il est paradoxal d'entendre un module futur des Dialogues des Carmélites dans le si insolent Concerto pour piano ou une préfiguration très saisissante de la "marche au supplice" des même Dialogues dans la troisième partie des Deux marches et un Intermède, une "musique de table" écrite pour l'Exposition universelle de 1937...

C'est cette insouciance et cette indifférence au "qu'en-dira-t'on" qui assurent semble-t-il aujourd'hui à Poulenc la solidité de son ancrage dans le répertoire communément joué : les Dialogues des Carmélites sont, avec le Peter Grimes de Benjamin Britten, l'un des rarissimes opéras écrits après la Seconde Guerre mondiale à figurer au programme des opéras du monde entier ; les Sonates pour hautbois, clarinette et piano, le Gloria, les Mouvements perpétuels, la valse chantée Les Chemins de l'amour, sont des succès internationaux, aimés des interprètes, des auditeurs de concert et des discophiles.

En 1999, un siècle après la naissance de Francis Poulenc, à l'aube d'une ère nouvelle, il est instructif de voir la musique de celui qui se demandait si elle "tiendrait le coup", passer sans férir le cap d'une fin de siècle qu'on aurait crue plus sévère. Ce sont la sincérité et, surtout, la qualité de facture de cette musique qui lui assurent sans doute une valeur pérenne et réconfortante.

Renaud Machart
musicologue et journaliste

Source: Commemorations Collection 1999

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