Page d'histoire : Bergson : L'évolution créatrice 1907

Il n’est pas difficile de dire ce qui fit la force de L’Évolution créatrice, et aussi le malentendu autour de ce livre, ce qui en fit le sommet d’une oeuvre singulière, celle de Bergson, mais aussi d’un moment philosophique et historique tout entier, et cela bien au-delà de la France, et même de l’Europe, fût-ce au prix de polémiques qui n’ont pas cessé, aujourd’hui encore !

Ce qui fit cette force, et ce malentendu, est simple en effet : c’est que ce qui surgissait avec ce livre, au coeur du moment « 1900 », ce qui, sans lui (par impossible) y aurait manqué, c’est une métaphysique !

Telle fut même, pour ainsi dire, la force de ce surgissement, que cette métaphysique a semblé se détacher aussitôt de ce livre, de cette oeuvre, de ce moment, pour se cristalliser en une image, pour paraître donner lieu à un système, qui ont fait la célébrité et même la légende involontaire de Bergson, mais aussi le malentendu, la querelle et l’éclipse qui ont suivi.

Ce fut « l’élan vital », une image par laquelle Bergson voulait résumer les conclusions d’une longue étude du problème de la vie, à travers la théorie de l’évolution, mais qui semblait désigner immédiatement une essence et un mot d’ordre. Ce fut, pour accéder à celui-ci, « l’intuition », qui désignait certes aux yeux de Bergson une méthode supposant d’abord une étude scientifique critique et rigoureuse, disposant en outre de ses propres critères et de ses propres principes mais qui n’en semblait pas moins revendiquer à son tour une connaissance immédiate et absolue, facile et systématique. Quelques phrases aussitôt célèbres sur « Dieu », un finale souvent qualifié de wagnérien promettant de vaincre « même peut-être la mort », firent aussi couler l’encre. Ce fut donc « la querelle du bergsonisme », qui avait certes déjà commencé (Bergson n’avait-il pas publié en 1903 une « introduction à la métaphysique » dont ce livre semblait tenir la promesse ?), mais qui s’enflamma, au moins jusqu’à la guerre de 1914 : d’Amérique (avec le soutien de William James) jusqu’en Russie et en Orient, en philosophie, mais aussi en art et en politique, sans oublier la mise à l’Index par le Vatican en 1913 (à l’indignation, notamment de Péguy), mais aussi l’Académie française en 1914, et le prix Nobel, en 1927, de littérature. Mais ce furent aussi les malentendus avec les scientifiques (notamment biologistes), les objections philosophiques de ceux qui devinrent les plus grands critiques de la métaphysique au XXe siècle (Russell, en Angleterre, puis le cercle de Vienne, les phénoménologues, avec bientôt Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty), les pamphlets politiques, enfin, dénonçant une métaphysique officielle, compromise qui plus est dans la guerre.

L’erreur était pourtant de détacher cette métaphysique du livre, de l’oeuvre, du moment dont elle est bien un sommet, c’est-à-dire non pas un effet isolé et arbitraire, mais une pointe extrême, atteinte à travers tout ce qui précède.

Il y a bien, en effet, selon Bergson, quelque chose qui permet de dire de « l’évolution » qu’elle est « créatrice », qu’elle ne se ramène pas aux effets purement extérieurs de la « sélection naturelle ». Mais cela ne peut être démontré que par une étude des résultats de cette évolution elle-même, de manière rétrospective. Surtout, cette « création » ne saurait ramener à aucun principe transcendant quel qu’il soit, il ne saurait être question de réfuter sur ce point l’évolution ou plutôt la sélection de Darwin. S’il y a création, le titre du livre (avec sa puissance de paradoxe et de défi) le montre bien, elle doit être immanente à l’évolution et à la vie, elle tient au changement ou à la transformation qui caractérisent justement la vie et la rapprochent de ce que Bergson avait, dans ses livres précédents, nommé  la durée. L’étude scientifique de la sélection naturelle garde donc toute sa pertinence, elle est seulement complétée par une autre étude qui se place à un autre point de vue.

De fait, s’il y a bien métaphysique, c’est parce que ce qui dans la vie dépasse l’évolution ou la sélection, et que l’on atteint si difficilement, est aussi ce qui dans l’homme dépasse l’intelligence, elle-même issue de l’évolution, et nous fait ainsi atteindre quelque chose d’absolu. L’Évolution créatrice, bien loin de garantir une intuition immédiate, est donc entièrement traversée par une multiple critique de notre connaissance, qui en fournit a contrario les critères, et renouvelle ainsi toute la philosophie de Bergson.

Telles sont les deux thèses fondamentales qui donnent bien lieu à une généralisation, rejoignant les principaux enjeuxdumoment, dont le bergsonisme fait pleinement partie. Généralisation positive ou métaphysique en effet, sur la création en général, sur la création de l’univers et Dieu, qui devra d’ailleurs attendre le livre suivant (Les deux sources de la morale et de la religion, 1932) pour être approfondie ; mais aussi négative ou critique, avec la critique des idées de néant ou de désordre, de la structure de notre connaissance et de l’histoire des systèmes.

Tel est donc le massif d’où surgissent ces pointes que l’on voit certes de loin, mais qui ne s’inscrivent dans le paysage que par cette vaste emprise.

Il y a bien dans L’Évolution créatrice une pointe métaphysique : qui songerait à le nier ? C’est ce par quoi ce livre est au coeur de ce moment, comme le seront dans le leur, au XXe siècle, L’Être et le néant de Sartre (1943) ou Différence et répétition de Deleuze (1968), comme s’il n’y avait pas de moment philosophique et historique sans une pointe métaphysique extrême.

Mais ce n’est pas une métaphysique abstraite ou arbitraire, une image ou un système, même si l’idée qu’on s’est faite de ceux-ci a eu des effets majeurs de toutes sortes, dont l’histoire mérite d’être faite. Il faut pour la comprendre la relier à tout ce par quoi elle se rattache en profondeur aux sciences, aux pratiques, aux doctrines de son époque.

C’est ainsi, par sa pointe et par sa base, que L’Évolution créatrice s’inscrit non seulement dans son moment propre, en 1907, mais dans le siècle, et au-delà, jusqu’à nous.

 

Frédéric Worms
professeur à l’université Charles-de-Gaulle-Lille 3
directeur du Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine à l’ENS (Paris)

 

Source: Commemorations Collection 2007

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