Page d'histoire : Création d'Orphée par Gustave Moreau 1865

Orphée, huile sur bois, 1865, Paris, musée d’Orsay.
© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Exposé pour la première fois au public l’année des quarante ans de son auteur, Orphée obtint la récompense la plus recherchée des artistes du XIXe siècle : acquise par l’État à destination du musée des Artistes vivants, sis au palais du Luxembourg, l’oeuvre était admise dans l’antichambre du musée du Louvre. Avant que le musée Gustave Moreau n’ouvre au public en 1903, Orphée resta longtemps la seule peinture majeure de l’artiste visible en permanence à Paris. Aussi ne faut-il pas s’étonner de l’extraordinaire fécondité de cette oeuvre, à commencer par le motif central qu’est la tête d’Orphée posée sur sa lyre, que la génération symboliste, d’Odilon Redon à Antoine Bourdelle, en passant par Jules Laforgue et Jean Lorrain, choisit comme emblème.

Gustave Moreau avait forgé de toutes pièces cette coda à la tragique histoire d’Orphée, premier poète de l’humanité. Rendu inconsolable par la perte de sa bien-aimée Eurydice, le poète avait exclusivement consacré les harmonies de son chant à la déploration funèbre, provoquant la jalousie sanglante des Ménades, prêtresses de Dionysos. Elles le lacérèrent sauvagement et jetèrent ses restes dans le fleuve Hébros, qui les porta jusqu’en mer. Alors que les mythographes grecs et romains rapportent que les reliques d’Orphée furent recueillies au pied du temple apollinien de l’île de Lesbos, Moreau propose un autre épilogue : « Une jeune fille recueille pieusement la tête d’Orphée et sa lyre portées par les eaux de l’Hèbre aux rivages de Thrace. » C’est donc dans ses terres natales, aux confins de la Grèce septentrionale et de la mer Noire, que retourne le poète réduit à ses instruments, quintessence de son génie – la lyre et la voix.

Moreau dresse un paysage désertique et froid, placé sous un ciel cotonneux et plombé. Les rochers contorsionnés laissant apparaître des horizons montagneux sont empruntés à la Vierge aux rochers et à la Joconde de Léonard de Vinci. Au centre se tient la jeune fille mélancolique, revêtue de somptueuses soieries et de lourds bijoux, vaguement orientaux et barbares. Les étoffes davantage collées que drapées sur son corps évoquent les ciselures des statues romanes ou des ivoires byzantins. Telle une pietà, elle porte l’enfant du pays dans son sein et penche sur lui son doux profil : tous deux sont muets et ferment les yeux, comme s’ils étaient sur le point d’échanger un baiser. Cette communion mystique est encore accentuée par l’étonnante ressemblance qui les unit, tel un miroir. La réincarnation du poète évanescent dans la vierge androgyne assure l’immortalité au génie. À terre, les deux tortues rappellent que leurs carapaces serviront à fabriquer les lyres des poètes du futur.

Relu par Moreau, le mythe grec perd sa littéralité cruelle et devient un étrange conte de fées entrevu en rêve. La morbidité du sujet est transcendée par la pureté et la tendresse des sentiments unissant la belle au décapité, à mille lieues du capiteux parfum que dégagera, dix ans plus tard, la Salomé castratrice face à l’apparition pétrifiante du saint Jean-Baptiste décollé.

Orphée de la couleur, Moreau savait attendre son heure : avec la mort du poète, l’extinction de son chant est la condition du légitime déploiement de la peinture qui, par ses harmonies précieuses, ressuscite, en le transposant, le génie d’Orphée.

 

Côme Fabre
conservateur au musée d’Orsay

 

Source: Commemorations Collection 2015

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