Page d'histoire : Charles Péguy Orléans, 7 janvier 1873 - Villeroy (Seine-et-Marne), 5 septembre 1914

Charles Péguy aux grandes manoeuvres, 1913
© Centre Charles Péguy / Photo Casimir-Perrier
Détail de la photographie d'un groupe de trois militaires prise par Casimir-Perrier
 

Né à Orléans dans un milieu modeste, – son père était menuisier et sa mère rempailleuse de chaises – Péguy garda toujours l’empreinte de ses origines. N’écrit-il pas dans L’argent (1913), pamphlet contre le matérialisme : « Avant que nous ayons douze ans, tout est joué ». Son œuvre n’est-elle pas, dans un certain sens, un perpétuel retour sur son enfance ?

Un contact intime, direct et prolongé avec la réalité paysanne eut des conséquences d’une incalculable portée sur sa philosophie : réaliste, enracinée, incarnée ; sur son patriotisme : « défense de l’âtre et du feu », de la « terre charnelle » et « des pauvres honneurs de la maison paternelle ». Il n’eut qu’à se souvenir de son enfance dans son œuvre entière : la Beauce dans la Présentation, les châteaux de la Loire dans les Sonnets, les villages d’Île-de-France dans la troisième Situation, et dans Ève le Jardin d’Éden, qui suivent la prodigieuse procession des paysans ressuscités, et les innombrables vers gorgés de réalités rustiques : vignes et blés, eaux et forêts, soleil et vent. Péguy ne fut pas un paysan poète, mais à coup sûr un poète paysan, et fier de l’être.

Au moment de l’adolescence, Péguy perdit la foi. Un passage de la première Jeanne d’Arc suggère que cette révolte du cœur s’est produite très tôt, au moment de la première communion. Boursier, il gravit les degrés de la méritocratie républicaine. Il prépare l’École normale supérieure au lycée Lakanal de Sceaux. D’après son condisciple Albert Mathiez, c’est vers la fin de cette période qu’il devient brièvement « un anticlérical convaincu et pratiquant ». Il fait de septembre 1892 à septembre 1893 son service militaire au 131e régiment d’infanterie, et intègre l’École Normale en 1894.

Dreyfusard, converti au socialisme vers 1890 sous l’influence de son maître Lucien Herr, le patriote ardent qu’il n’a cessé d’être s’en détache en raison de son caractère matérialiste et dogmatique, tout en ne gardant pas moins une grande tendresse pour les humbles, nourrie d’un rêve de fraternité et d’amour d’inspiration religieuse.

La rupture définitive avec Jaurès a lieu en 1913 lorsque Péguy se révolte contre le pacifisme de celui qui fut son maître à penser ; à ses yeux, il a trahi les intérêts de la nation. En effet, pour lui la nation plonge dans l’histoire millénaire du peuple français et s’enracine dans le christianisme, conception qui inspirera Bernanos et de Gaulle. Parallèlement il revient à la foi de son enfance.

Le 5 janvier 1900, paraît le premier des Cahiers de la Quinzaine, puis en 1910 Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc. Entre ces deux dates, s’inscrit une période de la vie de Péguy à la couleur très tranchée. Ne vivant que d’abonnements, de souscriptions, d’emprunts, les Cahiers ont une existence précaire, mais, dans chacun, l’écrivain s’engage à fond. Tous les sujets y sont traités : aussi bien le débat sur le romantisme, sur la philosophie de Bergson que l’actualité politique avec le scandale des « fiches » exigées par le général André, ministre franc-maçon de la Guerre. Il s’oppose à Diderot, Renan, Taine, et s’attaque aux mythes modernes : progrès, science, démocratie et défend avec véhémence la reconquête de l’Alsace-Lorraine. Les collaborateurs affluent : Anatole France, Julien Benda, Romain Rolland, André Gide, Daniel Halévy, Alain- Fournier, Ernest Psichari, Jacques Maritain, Jacques Copeau, etc.

La pauvre petite boutique du 8 rue de la Sorbonne aura été, en ce début du XXe siècle, un foyer spirituel, un brasier comparable à ce que fut Port-Royal au XVIIe siècle sur le plan religieux.

Mais Péguy ne se réduit pas à la magnifique entreprise des Cahiers. Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc est une œuvre neuve, angoissée et imprégnée d’une puissante spiritualité liée à son retour au christianisme.

Il écrit : « Quand l’homme manque Dieu, Dieu manque à l’homme ». Cette affirmation d’intégrité dans la croyance est capitale, surtout lorsqu’est formulée bien à tort contre lui l’accusation de « modernisme », condamné par Rome.

Entre chaque livre, on découvre la détresse, la souffrance, la douleur. Péguy se reprend avec La Petite Espérance. Il cherche quelque chose de plus grand, de viril, de fort ; aller au-delà de l’espoir et au-delà du désespoir ; non pas concession de la faiblesse, vague optimisme, mais exigence d’héroïsme, possible seulement dans la vie de la foi.

Poète, « artisan » incomparable de la langue française et mystique, son œuvre est imprégnée de sacré et portée par une verve familière. L’été flamboyant de 1910 s’achève sur des cris d’orgueil : « J’ai mis ce Cahier sur pied en trois semaines. À combien d’hommes une telle compensation a-t-elle été donnée ? »

Accentuant sa prise de position catholique, il publie Laudetun nouveau théologien –, archétype du catholique mondain et athée déguisé, il s’en prend à deux formes d’athéisme : l’un révolutionnaire, avec qui tout n’est pas perdu, car « des flambées de charité peuvent y brûler, détournées » ; l’autre bourgeois, « avec lequel il n’y a rien à faire », car « c’est un athéisme sans charité, c’est un athéisme sans espérance ».

En 1913, il écrit : « La situation est énorme, comme ma misère. C’est réglé, j’en ai pour la vie […] Cela va très bien comme cela ».

Survient l’ordre de mobilisation : il part le cœur pur, imbu de la revanche, porté par une joie exaltée et fébrile. Il écrit à un proche : « Je vous dirai peut-être un jour dans quelle paroisse j’ai entendu la messe de l’Assomption. Si je ne reviens pas, vous irez à Chartres une fois par an pour moi ». Il avait accompli un premier pèlerinage avec Alain-Fournier en 1912.

Alors qu’il partait pour le front, le lieutenant Péguy dit à un de ses camarades : « Tu les vois, mes gars ? Avec ça, on va refaire 93 ». Il fit la guerre qu’il avait rêvée, celle des vieux grognards, des soldats de l’an II.

Le samedi 5 septembre 1914 à Villeroy, une balle l’atteint au front alors qu’il exhortait sa compagnie à ne pas céder un pouce de terre française à l’ennemi. Il meurt en héros, à cinq heures vingt de l’après-midi : la mort sur le champ de bataille le rendit à la terre et lui donna une place singulière dans notre histoire littéraire. Peut-être, Roland, de Roncevaux, lui tendit-il la main ?

Jean-Paul Clément
membre correspondant de l’Institut
président d’honneur de la Société Chateaubriand

Voir Célébrations nationales 2000 et 2010

Source: Commemorations Collection 2014

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