Page d'histoire : Jean Jaurès Castres (Tarn), 3 septembre 1859 - Paris, 31 juillet 1914

« Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe et de ne pas faire écho contre son âme aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques » : voici Jaurès pour l’essentiel. Pour ce qu’il sera bon de commémorer cent ans après son assassinat.

Il est resté l’apôtre barbu de la cause du peuple, le héraut du « mouvement ouvrier », le ténor d’un socialisme à la française, le philosophe et l’historien profond et singulier, le tonnerre des éditos de L’Huma, le tribun de meetings et de tribune. Il eut un leadership des bras ouverts et du verbe prophétique, de la morale et de la justice en marche, conquises en avançant son socialisme à lui. Il fut d’abord une voix qui voulait dire vrai.

Sans doute a-t-il échoué. Son credo, la paix, la justice, l’union victorieuse des opprimés, tout a été démenti par la Grande Guerre. N’aurait-il été qu’un éveilleur ? Il a certes pressenti quelques grands mouvements qui agiteront le XXe siècle : le refus des dominations coloniales ; le recul de l’Europe devant l’Amérique du Nord et la Russie ; l’ouverture de la vieille culture gréco-latine aux souffles des Amériques et de l’Orient ; l’implantation des masses au vif du combat politique. Mais son obstination à croire que « rien ne fait de mal » a trahi jusqu’au bout un homme du XIXe siècle, un intellectuel en état chronique d’insurrection optimiste, un Juste qui refusait de voir que le Mal aussi est à l’œuvre dans l’histoire, et jusque dans le socialisme.

Gardons-nous pourtant de le juger a posteriori. Car ce qu’il a dit touchait déjà à des questions que le XXe siècle ne résoudra pas ou noiera dans le sang et que la gauche française s’est toujours posée comme un remords : comment oser se dire socialiste si l’on bafoue la morale ? Comment penser la rupture avec l’ordre établi tout en assumant les héritages ? Comment concilier tradition nationale et lutte de classes ? Que faire pour rester fidèle à la « classe ouvrière » quand on ne veut ni la trahir ni asseoir sur elle son propre pouvoir ?

Car le désir d’unité résume tout Jaurès. Pour ce philosophe, l’unité est restée d’essence spirituelle, tant elle procède de la volonté créatrice d’un Dieu-univers central ; le socialisme, c’est la conscience universelle enfin ébranlée, l’unité d’Amour restaurée ; la politique républicaine, qui le préface, met cette métaphysique en acte, avec sa quête de « l’harmonie des choses » dans une humanité réconciliée. Ce credo jaurésien n’admet ni révélation, ni incarnation, ni église, ni péché originel. Il a assis son optimisme sur deux bases intangibles : le Mal absolu n’existe pas ; l’histoire de l’humanité ne peut pas basculer dans le tragique, car elle s’insère dans un balancement universel entre chute et relèvement qui ne pourra déboucher que sur l’unité du Bien. Du coup, plaida-t-il, le changement ne peut être qu’un processus cumulatif, sans chute ni cycles ; le socialisme ne naîtra que de la démocratie et de la République ; la révolution sera tout à la fois économique et morale, sociale et personnelle, matérielle et idéale.

Il ne s’agit pas de nier son impuissance à faire avancer ces promesses-là. Il s’agit de relire, à la lumière de tant de drames et de désillusions du XXe siècle, celui qui a payé de sa vie son aspiration à la paix, au progrès, à l’internationalisme et, plus que tout, à la justice et à la vérité. Son refus de « l’abstraction systématique » des marxistes qui rêvaient, disait-il, de régenter un prolétariat « incohérent, mineur, débile, obscur », est une invitation à lutter contre le mensonge théorisé et le confort de la langue de bois. Son rapport à la classe ouvrière, riche, nuancé, en constante évolution, l’a averti que la pire tentation consisterait à isoler un prolétariat dans sa mission régénératrice. Au contraire la classe élue, selon lui, n’avait pas d’autre mission que de réconcilier le peuple et la Nation, de briser le cercle de l’exploitation et de l’inégalité, de remettre la liberté en usage partout et pour tous.

Ainsi s’explique que ce dreyfusard ait refusé toute abdication de l’intelligence mise au service du vrai devant les vertus supposées du spontanéisme ouvrier, de la grève générale et des théories de la violence. Qu’il ait vomi le « y’a qu’à » d’impatience populiste. Qu’il ait refusé aussi bien d’aliéner son droit à la critique devant une classe ouvrière sans doute porteuse d’avenir, mais qui ne s’émancipera pas seule, sans alliances ni assimilation en profondeur des bienfaits de la République, de la démocratie et de l’instruction. Qu’il soit devenu ainsi le premier penseur d’un socialisme qui ne s’en laissera pas conter par l’État. Le monde nouveau pour lequel il a combattu ne sera pas, disait-il, « une tutelle nouvelle ou d’intellectuels ou de bureaucrates ».

Ainsi l’intellectuel Jaurès a-t-il conforté le républicain et le socialiste, avec son génie d’éloquence et de plume, son immense culture, son attention à tous les regains du monde, sa quête du neuf. Il a eu assez de temps et de force pour dire que le peuple français avait vocation à bâtir une démocratie singulière, pleine d’une charge libératrice qui bousculera les doctrinaires. L’activisme éclairé des travailleurs confondra, croit-il, ceux qui rêvent d’un ordre nouveau « somnolent, asservi et abêti ». Dès 1887, le jeune élu républicain du Tarn a su dire que « la démocratie française n’est pas fatiguée de mouvement, elle est fatiguée d’immobilité ».

Jean-Pierre Rioux
inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale

Voir Célébrations nationales 2004 et 2009

* Assassiné au café du Croissant par Raoul Villain

Source: Commemorations Collection 2014

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