Page d'histoire : Paul Sabatier (1854-1941) et Victor Grignard (1871-1935), Prix Nobel de chimie Stockholm, 10 décembre 1912

Ce sont deux provinciaux de talent que le jury Nobel a récompensés: Victor Grignard, de vieille souche normande, et Paul Sabatier* de vieille souche languedocienne. Tous deux étaient destinés à l’École Normale Supérieure, mais si Sabatier y fut admis et termina agrégé de sciences physiques, major de sa promotion, Grignard, faute de moyens matériels, dut se contenter de l’École Normale Secondaire Spéciale de Cluny, éphémère établissement créé pour pallier le manque d’enseignants adaptés à l’évolution de notre société industrielle : l’École supprimée, Grignard rejoignit, comme boursier, la Faculté des sciences de Lyon.

C’est en province que se déroula toute leur carrière : Sabatier à Toulouse, Grignard à Lyon, Besançon, Nancy, et de nouveau à Lyon. Régionalistes convaincus, ils refusèrent des postes parisiens prestigieux, et s’efforcèrent de faire de leurs facultés les égales de la Sorbonne. Doyens, ils marquèrent de leur empreinte l’animation de leurs établissements ; Sabatier, en particulier, très attaché aux applications, est à l’origine de la création de trois écoles d’ingénieurs, dont l’Institut de chimie de Toulouse qu’il dirigea pendant toute sa carrière. Grignard fut aussi directeur de l’École de chimie Industrielle de Lyon dès 1921.

Tous les deux étaient des pédagogues appréciés : Paul Sabatier favorisant la formation personnelle, autorisant l’inscription des non bacheliers et ouvrant l’université aux formations de techniciens et de contremaîtres ; Victor Grignard, directeur de la rédaction d’un grand ouvrage de chimie organique, en 23 tomes, monument de cette discipline. Leur passion commune pour la recherche devait les conduire au Nobel de chimie, mais leurs travaux n’ont en commun que l’appartenance à la chimie organique ! Grignard mit au point une méthode de synthèse révolutionnaire utilisant des composés organométalliques du magnésium, composés et méthode qui sont devenus tellement courants que son nom, les grignards, sert à les désigner. Paul Sabatier apporta une contribution fondamentale à la catalyse, au rôle et aux fonctions que peuvent jouer les substances. À partir d’une réaction d’hydrogénation en présence de métaux comme catalyseurs, il comprit le caractère général de sa découverte, fit le lien entre toutes les réactions catalytiques, qu’elles aient lieu sur des minéraux solides ou en présence d’enzymes, et proposa un mécanisme : « Je pense que dans tous les cas le catalyseur participe à la réaction par lui-même, ou par un de ses dérivés, en donnant un produit transitoire instable ». Ce que le recteur Paul Lapie, en 1913, décrivit d’une manière plus littéraire : « Les yeux n’aperçoivent, sous la présidence d’un métal passif, qu’une combinaison : l’esprit ne peut expliquer les faits que par deux mariages séparés par un divorce… ».

Les applications liées à ces deux découvertes sont importantes : au laboratoire, où les réactions de Grignard sont parmi les plus utilisées ; dans l’industrie, où la catalyse de Sabatier est indispensable à la pétrochimie, à la préparation des engrais, et participe à la protection de l’environnement grâce à l’emploi des pots d’échappement catalytiques.

Le prix Nobel devait leur ouvrir les portes de l’Académie des sciences, mais le règlement ne permettait qu’aux résidents parisiens d’être admis. L’Académie leva cette interdiction, créa des postes d’académiciens non résidents dont le premier bénéficiaire fut Sabatier en 1913, rejoint par Grignard, plus jeune, en 1926. Victor Grignard était un défenseur acharné de la recherche scientifique, n’hésitant pas à écrire : « …nous sommes en présence, de la part du gouvernement, de la plus complète incompréhension de ce que doit être la vie d’un savant, de ce que doivent être ses moyens de travail ». Paul Sabatier était lui, un humaniste, doublé d’un artiste. Il était musicien et peintre, et lorsqu’il fut admis à la très ancienne Académie des Jeux floraux, préférentiellement réservée aux écrivains et poètes, il s’exprima ainsi : « s’asseoir au milieu des poètes est une aventure quelque peu inattendue pour celui qui a coutume de ne fréquenter que les laboratoires, et qui, familier de l’antre de Vulcain, éprouve une timidité bien naturelle à pénétrer dans le palais d’Apollon ».

 

Armand Lattes
professeur émérite à l’université Paul Sabatier (Toulouse III)

* Cf. Célébrations nationales 2004

Source: Commemorations Collection 2012

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