Page d'histoire : Pépin le Bref 714 ou 715 - Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), 24 septembre 768

Le Dernier des Mérovingiens, huile sur toile d’Évariste Luminais, vers 1882-1883.
© Musée des Beaux-Arts de Carcassonne (don Courtejaire, 1884)

Denier de Pépin le Bref, monogramme RF (Rex Francorum) et croisette au-dessous,
monnaie carolingienne, atelier de Maastricht, Paris, Bibliothèque nationale de France.
© RMN-Grand Palais / image BnF

Saura-t-on jamais à quoi peut bien tenir la notoriété posthume des hommes, à quelles frivolités inconscientes de la mémoire collective ? Un nom malsonnant, dont le timbre, loin de suggérer la majesté, incline plutôt à la familiarité si ce n’est à la plaisanterie, assorti d’un surnom – nullement historique – qui ne fait qu’aggraver le travers : en faut-il davantage pour sombrer dans l’oubli ? Certes le père de Charlemagne n’a pas précisément « brillé », au sens que l’Histoire donne ordinairement à ce mot : il ne s’est guère illustré sur les champs de bataille, du moins n’a-t-il point remporté de victoire qui se pût comparer à Poitiers ; et il n’a pas assez étendu sa domination pour mériter les lauriers qui pleuvront sur son fils. Il n’a pas eu, non plus, d’Éginhard qui eût légué aux générations futures un portrait avantageux, où les succès de l’esprit eussent côtoyé ceux de l’épée. À quoi, alors, Pépin « le Bref » doit-il sa modeste renommée ? Principalement au fait d’avoir inauguré la deuxième des trois races des rois de France après avoir relégué au monastère le dernier représentant de la première, le mérovingien Childéric III, et les siens. Pourquoi lui, se demandera-t-on, alors que la fonction de maire du palais, en laquelle on s’accorde à voir son tremplin, ses propres ancêtres l’exerçaient régulièrement depuis plus d’un siècle ? Pourquoi lui, alors que l’irrésistible ascension des Arnulfiens-Pippinides, bientôt appelés Carolingiens, avait déjà mis le trône à leur portée à deux reprises au moins, au temps de Grimoald, fils du premier Pépin, et de Charles Martel ? Peut-être, toutefois, convient-il de relativiser le déterminisme qu’impliquent ces courbes des fortunes, trop parfaitement synchronisées, où la montée en puissance des uns et le déclin des autres ne peuvent aboutir, mathématiquement, inexorablement, qu’à une alternance des dynasties : car cette belle ordonnance est une vue de l’esprit, qui remonte à l’historiographie officielle des Carolingiens, prompte comme toutes les productions de même acabit à disposer les choses à sa manière, à expliquer l’amont par l’aval.

Des circonstances qui, sur le court terme, favorisèrent peut-être, d’une certaine façon, l’accession de Pépin, il en est deux, sans doute, qui auront pesé d’un poids plus grand. D’abord, en 747, l’abdication de Carloman, son frère aîné, qui avait recueilli avec lui la charge paternelle et qui, clairement, avait été à l’origine de toutes les initiatives importantes pendant les quelque six ans de leur duumvirat. Et puis, surtout, la conjoncture internationale : la contraction de la sphère d’influence de Byzance, voire de son hégémonie suite, d’une part, au redéploiement stratégique de ses forces et de ses ressources vers le coeur menacé de l’empire et, d’autre part, à des choix très contestés en matière de foi qui ébranlèrent durablement l’autorité traditionnellement exercée par l’empereur dans toute l’étendue de l’oekoumène ; la déstabilisation consécutive de la péninsule italienne, que les Lombards se doivent d’exploiter ; l’isolement de Rome, qui amène les successeurs de saint Pierre à rechercher des alliances capables de suppléer aux liens séculaires avec Constantinople, désormais défaillants. Le long et périlleux voyage qu’Étienne II effectue vers 754 pour se rendre auprès de Pépin, qu’il oint, ainsi que sa femme et ses deux fils, à Saint-Denis, est une première : il symbolise en quelque sorte la nouvelle orientation, européenne, de la papauté, caractéristique d’une nouvelle phase, médiévale, de son devenir. Étienne II poursuit ainsi la politique de rapprochement amorcée par son prédécesseur, Zacharie, dont les sources affirment, peu ou prou, qu’il « approuva », en 751, la prise du pouvoir par Pépin et son premier sacre, à Soissons. En quoi consista cette « approbation », fut-elle ou non décisive, quel rôle précis les deux souverains pontifes jouèrent-ils dans ces événements cruciaux ? Telles sont les graves questions qui resurgissent périodiquement, depuis, dans les discussions politiques, philosophiques ou simplement érudites sur les rapports entre les deux puissances, temporelle et spirituelle.

Territorialement parlant, Pépin fut l’homme des fins ou celui des commencements. Il paracheva modestement l’oeuvre de Charles Martel dans les zones occupées par les Arabes au nord des Pyrénées, en chassant de Narbonne la garnison qu’ils y avaient laissée (759). Il ne sut imposer de solution durable ni en Bavière, où la soumission de son neveu Tassilon III ne dura guère au-delà de 763, ni en Italie, en dépit de l’issue favorable de deux campagnes contre les Lombards d’Aistulf dans les années 750 : il reviendrait à Charlemagne d’annexer le duché comme le royaume. Chaque année, de 758 à 768, il porte les armes en Aquitaine, contre le duc Waïfre, mais s’éteint peu après ce dernier, laissant à ses fils la gloire de la victoire finale. Quant au succès précoce en Alémanie (746), c’est probablement à Carloman qu’il convient de l’attribuer.

Pépin aurait activement encouragé la réforme de l’Église franque portée d’abord, jusqu’en 754, par Boniface de Mayence, « l’apôtre de la Germanie », puis par Chrodegang de Metz. D’aucuns voient dans cet engagement la raison principale de son élévation au trône : mais c’est accorder plus de foi que de raison aux Annales royales, qui montrent Pépin recevant l’onction, à Soissons, des mains de Boniface. La notion même de réforme est sans doute à repenser, car elle repose sur une lecture peu critique de la correspondance de ce dernier.

Éduqué à Saint-Denis (sinon par ses moines), Pépin maintint toute sa vie des liens indéfectibles avec l’abbaye. Sous son règne, la basilique mérovingienne fut rasée pour faire place à un édifice plus spacieux. Le sacre de 754 eut lieu dans ses murs et les entretiens sur les affaires d’Italie se déroulèrent dans des locaux attenants, non loin des appartements mis à la disposition du pape pour son séjour prolongé. L’établissement accueillit en outre un atelier qui frappait des deniers au nom du roi, conformes aux dispositions d’assainissement monétaire qu’il avait prises et qui, légèrement modifiées par la suite, serviraient de référence pendant des siècles : témoin la plaque d’épreuves de coins retrouvée par les fouilles, en 1989. Enfin, après avoir donné de nouveaux gages de son attachement à Saint-Denis, sous forme de privilèges et donations divers, Pépin y rendit l’âme, le 24 septembre 768, « à l’âge de cinquante-quatre ans » (Nécrologe de Prüm), et y fut inhumé.

Alain J. Stoclet
ancien maître de conférences à l’université université Lumière-Lyon-II
Research Associate, Pontifical Institute of Mediaeval Studies
et Centre for Medieval Studies, Toronto

Voir : Commémorations nationales 2014

Source: Commemorations Collection 2015

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