Page d'histoire : Publication de Les Mots de Jean-Paul Sartre chez Gallimard 1964

Nuit Sartre à l'Ecole normale supérieure, 7 juin 2013
© Photo Ecole normale supérieure

D’abord livré en deux publications des Temps modernes (octobre et novembre 1963), Les Mots paraît chez Gallimard en avril 1964. Malgré l’image polémique dont est alors victime Sartre dans l’opinion publique française, les hommages de la presse sont unanimes, et les titres, souvent très inspirés, des nombreux articles qui recensent le livre, rendent compte de la surprise et de l’émotion générales. « Qui est Sartre? », « Ce Sartre qui déteste Jean-Paul », « Auto-Sartro-Graphie », « Sartre et la biographie impossible », « Fils de personne », « Jean-Paul Sartre a-t-il imité Paul Bourget ? », « Un cas limite de l’autobiographie ». Pour sa part, dans une « Lettre ouverte à Jean-Paul Sartre », Alain Bosquet lui adresse un compliment magistral, où transparaît toutefois une pointe de reproche : « Vous venez de nous donner un chef-d’œuvre. Les Mots nous rappelle que vous êtes un écrivain, vous qui avez voulu trop longtemps l’oublier […] On a envie de vous crier merci au nom de la plus belle […] des gratuités : l’exercice harmonieux de cette belle langue française ».

Certains s’étonnèrent que le manuscrit des Mots, retaillé, remâché, en un patient travail d’artisan sophistiqué et obsessionnel, ait fait l’objet de tant de ratures, de soudures et surtout de tant de drogue (la Corydrane que Sartre consommait abusivement). De fait, armé d’une virtuosité époustouflante, Sartre consacrait deux cent treize pages à livrer sa version d’une enfance qu’il maltraitait avec une rage nostalgique, et à célébrer la mort de cette conception de la littérature qu’il avait respectée jadis. De l’avis de tous, Les Mots restera sans aucun doute le chef-d’œuvre d’un écrivain surdoué et polyvalent (philosophie, littérature, théâtre, cinéma, critique littéraire ou artistique), doublé d’un intellectuel engagé qui n’eut de cesse de faire entendre sa voix pour traquer l’injustice dans le monde et d’un héritier subversif qui traversa les frontières entre genres et entre cultures, avec une allégresse insigne. « Poulou n’a rien compris à son enfance », commentera la mère de l’auteur, Anne-Marie, pourtant célébrée par son fils au cours de longues et belles pages.

Mais pourquoi Les Mots avait-il donc pris tout le monde de court ? Sans doute parce que, dans cette galopante autobiographie consacrée aux douze premières années de sa vie, « ses années de folie », Sartre avait, à l’opposé de tant d’autres, pris le lecteur à contre-pied, en décrivant le lien atypique qu’il entretenait avec sa propre enfance, une relation à la fois ironique, corrosive et sévère. Seule, isolée, en position cryptique, une simple phrase, un peu brutale, au détour d’une page : « Le lecteur a compris que je déteste mon enfance et tout ce qui en survit », nous livre peut-être la clé de lecture de ce texte.

Organisé en deux chapitres sobrement nommés « Écrire » et « Lire », le texte des Mots évacue vite l’ascendance paternelle de l’écrivain. Sartre nous apprend qu’issu d’une famille de notables radicaux, Jean-Baptiste, son père, lui-même fils d’un médecin de campagne de Dordogne avait, contre toute attente, cherché à échapper au quotidien de la bourgeoisie de province en choisissant l’aventure dans la marine, avant de faire « la connaissance d’Anne-Marie Schweitzer », de « s’emparer de cette grande fille délaissée », de lui « faire un enfant au galop, moi » et de « se réfugier dans la mort », victime d’une maladie contractée en Cochinchine, laissant une veuve de vingt-quatre ans et un fils de quinze mois. « La mort de mon père fut la grande affaire de ma vie, elle rendit ma mère à ses chaînes et me donna la liberté. » En contraste, l’auteur nous fait pénétrer dans l’intimité de sa famille maternelle, les Schweitzer, de ses grands-parents « Karl et Mamie », qui accueillirent la mère et l’enfant dans leur maison de Meudon, puis dans leur appartement, entre le Panthéon et le jardin du Luxembourg.

Débutent alors pour l’enfant, dix années de bonheur, « les plus belles de [s]on enfance ». Avec sa mère, il découvre le cinéma, achète par dizaines des albums de BD, fréquente les séances de Guignol, déchiffre d’innombrables partitions de piano, écrit ses premiers textes littéraires. Pour son fils surdoué, pour son petit « Poulou » aux longs cheveux blonds et bouclés, Anne-Marie joue le rôle de muse, de copiste ou de lectrice, dévouée, fervente et assidue. Et si, plus tard, Sartre développa une sensibilité particulière aux femmes et s’il regarda le monde par leurs yeux, c’est certainement dans ce couple fusionnel qu’il forma avec sa mère qu’il faut en chercher la genèse. « Elle me raconte ses malheurs et je l’écoute avec compassion. Plus tard, je l’épouserai... » À côté d’Anne-Marie, un autre personnage détermine l’enfance de l’écrivain, son grand-père, Charles Schweitzer, agrégé d’Allemand, un Alsacien qui avait choisi la France après la guerre de 70.

« Entre la première révolution russe et le premier conflit mondial, quinze ans après la mort de Mallarmé, » écrit Sartre, « un homme du XIXe siècle imposait à son petit-fils les idées en cours sous Louis-Philippe […] Je prenais le départ avec un handicap de quatre-vingts ans. Faut-il m’en plaindre ? Je ne sais pas : dans nos sociétés en mouvement les retards donnent quelquefois de l’avance ». Professeur à la retraite, Charles se remet au travail pour assurer l’instruction de son petit-fils avec, derrière lui, toute la tradition des Schweitzer, une famille de protestants libéraux, pasteurs ou pédagogues depuis huit générations, qui se donnent pour ambition de former des individus libres et autonomes.

De cet excès de mots, de cette grandiloquence, de cet excès d’amour peut-être, l’enfant se dote alors d’une mission nécessaire et impossible pour échapper à la facticité du monde. Mon grand-père, écrit-il, « me jeta dans la littérature par le soin qu’il mit à m’en détourner : au point qu’il m’arrive, aujourd’hui encore, de me demander […] si je n’ai pas couvert tant de feuillets de mon encre, jeté sur le marché tant de livres qui n’étaient souhaités par personne, dans l’unique et fol espoir de plaire à mon grand-père ». Toute sa vie, Sartre bataillera pour dénouer ce règlement de compte avec l’aïeul, jusqu’à son dernier livre, son colossal Flaubert (L’Idiot de la famille) en trois tomes, de 2 802 pages. D’ailleurs, malgré ses efforts pour se construire fils de personne, comme il le fit dans Les Mots, Sartre est bien le produit de la bourgeoisie intellectuelle en gloire, comme en attestent les documents découverts par les historiens pour construire le contexte de sa généalogie.

Quelques mois après la publication des Mots, le prix Nobel de littérature fut attribué à Sartre, mais il le refusa aussitôt, dans une énième foucade pour éviter de se laisser enfermer dans un destin. Tout compte fait, le plus bel hommage à cet « homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui » – comme il se présente dans les derniers mots de son livre – ne lui fut-il pas offert par ces milliers d’étudiants et de lecteurs qui vinrent le célébrer, cinquante ans plus tard, au cours d’une légendaire « Nuit Sartre » à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, les 7 et 8 juin 2013, dans les lieux mêmes où il s’était construit, à 20 ans, à la fois écrivain surdoué, intellectuel global, héritier subversif ?

 

Annie Cohen-Solal
docteur ès lettres
professeur des universités
chargée de séminaire à l’École normale supérieure

 

Voir Célébrations nationales 2005

Source: Commemorations Collection 2014

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