Page d'histoire : L'École de Nancy 1899

DAUM, vase aux raisins (vers 1905)
© Nancy, musée des beaux-arts Ph. G. Mangin

Immeuble 41, avenue Foch à Nancy
construit par P. Charbonnier (1905)
© Roger-Viollet

En 1999, Nancy rendra hommage à l'un des mouvements artistiques les plus riches et les plus originaux de son histoire : l'École de Nancy. C'est sous cette appellation que s'est fait connaître l'Art Nouveau nancéien, porté par la production exceptionnelle d'artistes comme Émile Gallé, Louis Majorelle, Antonin Daum, Victor Prouvé, Jacques Gruber, Émile André ou Eugène Vallin. Pourquoi cet hommage d'une ville et, au-delà de Nancy, de toute la région Lorraine, à une École artistique aujourd'hui centenaire ?

Le prétexte de l'anniversaire n'a pas vraiment d'objet ici : comment dater précisément la naissance d'un mouvement qui se constitue progressivement, des premiers signes de renouveau dans l'art du verre et de la céramique que donne la production d'Émile Gallé dès 1884, à la pleine réalisation, quelque vingt ans plus tard, des objectifs de production en série et de diffusion dans le grand public que s'était fixée l'École de Nancy, à un moment où déjà se détournait d'elle la critique nationale et internationale ? Seule la préparation de l'Exposition de 1900, qui verra la consécration officielle du mouvement, a vraiment du sens. Car elle était l'événement attendu - et aujourd'hui trop oublié - de cette année 1899. L'École de Nancy souffre d'un déficit de "reconnaissance" qui rend mal compte de la notoriété et de l'influence qui furent la sienne à la fin du XIXe siècle. Longtemps ignorée si ce n'est méprisée - mais tel fut le sort réservé à l'Art Nouveau européen jusqu'au début des années 1980 -, elle n'a bénéficié jusqu'ici d'aucune manifestation d'envergure qui fasse redécouvrir, comme à Vienne, à Glasgow, à Bruxelles ou à Barcelone, la qualité de sa production, son originalité et la contribution qui fut la sienne à l'histoire de la modernité.

La redécouverte de l'École de Nancy, sa revalorisation sur la scène culturelle nationale et internationale, rencontrent d'abord un objectif patrimonial essentiel : la protection des œuvres et leur restauration. L'année 1999 de l'École de Nancy est l'occasion d'une campagne triannuelle - de 1998 à l'an 2000 -, de mise en valeur de quelque 350 édifices de la période, dont une cinquantaine protégés au titre des monuments historiques. La préparation des expositions a suscité la restauration d'une série d'œuvres majeures, jusqu'ici conservées dans les réserves des musées et dont la présentation renouvellera certainement le regard porté sur l'École de Nancy, et la connaissance du mouvement. Aux côtés de la verrerie et de la production du vitrail, de la céramique et de l'ébénisterie, se révéleront d'autres champs de création investis par les artistes de l'École : la broderie par exemple, avec la somptueuse robe de soie brodée "Bord de rivière au printemps" réalisée en 1900 par Victor Prouvé et Fernand Courteix ; l'orfèvrerie, avec la production de la maison Kauffer, les impressions sur tissu et sur papier, mais aussi le dessin ou la photographie. Aux côtés des noms les plus célèbres, émergeront d'autres noms longtemps méconnus : Henri Bergé par exemple, associé comme chef décorateur aux destinées de la maison Daum de 1895 à 1937 ; Louis Hestaux, principal collaborateur d'Émile Gallé ; le sculpteur Ernest Bussière qui donnera des modèles de vases à la faïencerie lunévilloise Keller et Guérin, les céramistes Mougin, les ébénistes Guth et Gauthier, l'industriel d'art et galeriste Charles Fridich ou, dans le domaine de l'architecture, les Bourgon, César, Charbonnier, Gutton, Pain... dont la contribution à la diffusion de l'École de Nancy et à la transformation du paysage urbain a été essentielle.

Au-delà du patrimoine, des œuvres et des artistes, l'École de Nancy renvoie à une démarche qui s'inscrit de manière volontaire dans les débats qui sont ceux de son temps et du contexte spécifique dans lequel elle s'exerce. C'est en cela que l'Art Nouveau nancéien nous apparaît si proche et qu'il peut apporter un nouvel éclairage aux questions actuelles du rôle de la culture, de l'identité régionale et de la mondialisation, du progrès social ou de l'écologie.

La figure d'Émile Gallé est particulièrement emblématique de cette démarche. Dans la lignée de William Morris, et bien qu'il se défende de la comparaison, il est, comme Luis Domenech y Montaner à Barcelone ou Paul Hankar à Bruxelles, le prototype de l'artiste "engagé" : dans un combat artistique, certes, mais celui-ci fait écho à un combat plus large, politique, éthique et social, dont Gallé ne cessera de faire la preuve : ses positions courageuses en faveur de Dreyfus, dans le contexte nancéien ultra-nationaliste de l'époque ; ses conférences à l'université populaire fondée en 1899 par son ami Charles Keller ; l'organisation même de ses ateliers et les mesures sociales qu'il prend vis-à-vis de ses ouvriers.

Artiste dans et pour la société, il incarne et inspire largement les objectifs que se donne l'École de Nancy quand elle se constitue, en 1901, sous la forme d'une Alliance provinciale des industries d'art : "sorte de syndicat des industriels d'art et des artistes décorateurs, [l'Alliance] s'efforce de constituer en province, pour la défense et le développement des intérêts industriels, ouvriers et commerciaux, des milieux d'enseignement et de culture favorables à l'épanouissement des industries d'art".

L'École de Nancy doit se comprendre dans le contexte industriel et scientifique de l'époque. La Lorraine non annexée est en effet, après 1870, le théâtre d'une révolution économique et sociologique sans précédent : afflux de capitaux, d'intelligences, et de savoir-faire. Développements industriel et universitaire, progrès technique en corollaire, sont les ingrédients d'un art bien décidé à exploiter tout ce que permettront les nouveaux matériaux, les nouveaux procédés techniques mais aussi les méthodes modernes de vente et de diffusion dont l'industrie et le commerce de grande distribution donnent l'exemple. C'est parce que les artistes de l'École ont refusé de voir dans le marché et la production de série la condamnation de leur art mais qu'ils ont cru au contraire, et ont un temps réussi, à servir l'un par l'autre ; c'est parce qu'ils ont accompagné et exploité les travaux de la science - chimie, physique, biologie et botanique, sans négliger les premiers pas de la psychanalyse -, parce qu'ils ont compris que leur force venait à la fois de leurs racines régionales et des réseaux d'amitiés, de collaborateurs, de clientèle et de promotion déjà internationaux, qu'ils représentent aujourd'hui bien plus que le souvenir bourgeois, voire frivole de la Belle Époque.

S'il est un dernier point, mais il est essentiel, qui nous rapproche de l'École de Nancy, c'est la relation privilégiée que les artistes de l'époque ont entretenu avec la nature. Bien sûr, le thème de la nature a marqué l'art décoratif de toute la seconde moitié du XIXe siècle - plusieurs traités fondateurs en témoignent - mais la nature, à Nancy, n'a pas seulement été instrumentalisée : observée, photographiée, abondamment dessinée, cultivée par les artistes eux-mêmes, elle est un refuge, un repère, une source d'inspiration poétique et philosophique. Créer d'après la nature, "par l'observation directe des êtres et de la vie", permet d'échapper à l'imitation des styles historiques pour contribuer à l'émergence "d'un style contemporain qui reflète le spectacle de la réalité ambiante en accord avec la connaissance que notre époque possède dans les sciences naturelles" (extrait des statuts de l'École de Nancy).

 

François Loyer
directeur de recherche au CNRS

Source: Commemorations Collection 1999

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