Page d'histoire : Achèvement de l'Encyclopédie par Diderot Eté 1765

La Lecture chez Diderot, éditeur : Georges Petit (Paris), estampe
de Louis Monziès, graveur, d'après Ernest Meissonier, peintre,
1888, Paris, Bibliothèque nationale de France.
© BnF, Dist. RMN-Grand Palais / image BnF

Le 25 juillet 1765, Denis Diderot, alors âgé de cinquante et un ans, écrit à son amie de coeur, Sophie Volland : « Je n’y viendrai plus guère, dans ce maudit atelier où j’ai usé mes yeux pour des faquins qui ne me donneraient pas un bâton pour me conduire. Il ne nous reste plus que quatorze cahiers à imprimer ; c’est l’ouvrage de huit ou dix jours. Dans huit ou dix jours, je verrai donc la fin de cette entreprise qui m’occupe depuis vingt ans ; qui n’a pas fait ma fortune, à beaucoup près ; qui m’a exposé plusieurs fois à quitter ma patrie ou à perdre ma liberté, et qui m’a consumé une vie que j’aurais pu rendre plus utile et plus glorieuse. »

L’entreprise en question est l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres. Elle avait commencé pour Diderot en 1747, lorsqu’un consortium de libraires éditeurs lui confia le soin d’adapter en français, en collaboration avec le mathématicien Jean Le Rond d’Alembert, un « dictionnaire universel des arts et des sciences » anglais, la Cyclopædia d’Ephraim Chambers (Londres, 1727). Sous la houlette des deux hommes, l’opération changea rapidement de nature : regroupant autour d’eux plus de cent quarante auteurs et illustrateurs, célèbres ou inconnus, Diderot et d’Alembert firent de l’Encyclopédie le manifeste des Lumières, comme le montrent éloquemment le « Discours préliminaire » de d’Alembert publié en tête du tome I (1751) et l’article « Encyclopédie » de Diderot, paru dans le tome V (1755).

Diderot voulait se servir de l’Encyclopédie pour « changer la façon commune de penser ». Dès le début elle trouva contre elle les défenseurs de l’ordre établi, en particulier les Jésuites, qui réclamaient à cor et à cri son interdiction ; elle bénéficiait aussi du soutien de protecteurs haut placés, au premier rang desquels figurait l’influente maîtresse de Louis XV, Mme de Pompadour. Malgré les menaces et les difficultés, les sept premiers tomes parurent comme prévu, à raison d’un volume par an, de 1751 à 1757, mais la publication fut suspendue en 1758. Découragé, d’Alembert jeta l’éponge et Diderot demeura seul responsable de la publication. L’année suivante, le privilège royal de l’Encyclopédie (sans lequel aucun livre ne pouvait être imprimé légalement) fut révoqué ; l’ouvrage fut condamné par le pape Clément XIII et mis à l’Index. Diderot lui-même était un personnage suspect : n’avait-il pas été incarcéré pour athéisme en 1749 pendant quelques mois, à la suite de la publication de sa Lettre sur les aveugles à l’intention de ceux qui voient ? Les risques qu'il courait en s'exprimant ouvertement l ’incitaient à faire passer ses idées sous le voile d’un dictionnaire encyclopédique où les sciences, les arts et les métiers étaient mis à l’honneur : un habile système de renvois d’un article à un autre était supposé déjouer la censure, les propos les plus subversifs n’étant pas toujours là où l’on s’attendait à les trouver… Cette précaution, à vrai dire, ne trompait personne, et l’on voyait fort bien où il voulait en venir.

À partir de 1762, l’expulsion des Jésuites du royaume de France rendit le climat moins défavorable. Les dix volumes de texte non encore publiés, sur lesquels Diderot et ses collaborateurs avaient continué de travailler clandestinement, parurent finalement tous ensemble en 1766 ; les onze volumes de planches, quant à eux, se succédèrent régulièrement, de 1762 à 1772. L’année 1765 marque donc la fin de l’énorme travail de supervision, d’harmonisation et de correction effectué par Diderot, mais non celle de la publication de l’Encyclopédie. S’il ne s’agit pas à proprement parler d’un non-événement, ce fut loin d’être l’achèvement triomphal que l’on aimerait imaginer : en effet, les derniers mois du travail de Diderot furent assombris par la déconvenue qu’il éprouva lorsqu’il s’aperçut que les volumes de texte, déjà presque entièrement imprimés, avaient été minutieusement censurés à son insu par l’éditeur principal, André-François Le Breton, qui était allé jusqu’à tronquer, voire supprimer, certains articles. « Vous m’avez lâchement trompé deux ans de suite », lui écrivit Diderot le 12 novembre 1764, concluant amèrement : « Il se trouve à la fin que le plus grand dommage que nous ayons souffert, que le mépris, la honte, le discrédit, la ruine, la risée, nous viennent du principal propriétaire de la chose ! » D’où le ton désabusé de la lettre de 1765 à Sophie Volland

Cette histoire contient sans doute une leçon. Même si la censure, fort heureusement, n’est plus ce qu’elle était, on ne peut pas dire que les moeurs éditoriales aient fondamentalement changé. Mais surtout, au-delà des désillusions de Diderot, que compte-t-on célébrer à travers l’achèvement symbolique de l’Encyclopédie ? Est-ce l’héritage du mouvement des Lumières, volontiers critiqué pour ses ambiguïtés et qui a longtemps servi à justifier la colonisation du monde par les nations censément « éclairées », mais dont le rejet pur et simple fait le jeu des obscurantismes qui exigent aujourd’hui l’égalité de traitement au nom d’une conception pervertie de la laïcité ? Ou s’agira-t-il de répéter une fois de plus que l’esprit de l’Encyclopédie s’incarne désormais dans le « réseau des réseaux », comme si la conception démagogique de « l’encyclopédie faite par ses propres lecteurs », véritable emblème du narcissisme interactif, pouvait légitimement se réclamer de Diderot ? À l’heure où même les lunettes et les chaussures deviennent « intelligentes », l’idée d’une encyclopédie rédigée « par une société de gens de lettres » afin « que nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain » (comme l’écrivait Diderot dans l’article « Encyclopédie ») pourrait prêter à rire, si ce n’est à pleurer.

 

Jean-Marc Mandosio
École pratique des hautes études

 

Voir Célébrations nationales 2001 et Commémorations nationales 2013

Source: Commemorations Collection 2015

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