Page d'histoire : Ernest Chausson Paris, 20 janvier 1855 - Limay (Yvelines), 10 juin 1899

Chausson en 1894 Paris,
Bibliothèque nationale de France
© AKG Paris

Depuis une décennie, la renommée d'Ernest Chausson ne cesse de grandir : grâce à des interprètes – de plus en plus nombreux – séduits par la qualité, la « musicalité » même de ses œuvres ; grâce également à quelques historiens et musicologues ; grâce enfin à ce renouvellement d'intérêt que suscite la musique française de cette époque. Mais, dans le cas de Chausson, peut-être y a-t-il plus encore. Car si le compositeur émeut par la haute exigence esthétique de ses ouvrages, l'homme tout autant attire et subjugue par sa droiture, sa générosité et son immense culture. Ainsi, le musicien se double d'un humaniste au grand cœur.

La mort de ses deux frères aînés explique l’attention vigilante de ses parents qui, pour mieux le protéger, lui donnent un précepteur. Décision doublement importante car si le maître initie très tôt son disciple à la littérature, aux beaux-arts, à la réflexion esthétique, en revanche son jeune élève sera privé de la compagnie des enfants de son âge. D'où cette propension à la rêverie, à une gravité précoce, frôlant parfois la tristesse et dont le musicien sortira à force de volonté certes, mais surtout en s'épanouissant dans un mariage heureux et dans la création artistique.

Dès lors, l'existence de Chausson apparaît simple, linéaire, tout occupée par sa famille, par la création d'une œuvre, par ses incessants déplacements, parce qu'il travaille mal à Paris, happé par ses fonctions de trésorier à la Société nationale de musique (ce qui lui permet d'aider certains artistes impécunieux), et s'y sent un peu prisonnier de ces mémorables soirées qu'il donne dans son salon où fréquente toute l'intelligentsia de son temps. Il aime inviter ses amis et ses proches : les peintres Edgar Degas, Maurice Denis ou Henri Lerolle ; des musiciens comme Raymond Bonheur ou Claude Debussy ; des interprètes comme Crickboom, Ysaye, Albeniz ; et tant d'autres poètes - de Régnier à André Gide, de Bouchor à Pierre Louÿs...

Et voilà peut-être expliquée la trajectoire musicale de Chausson. Élève de Jules Massenet et de Franck, il s'attache, de 1877 à 1888 environ, à la poésie parnassienne qu'il traduit en d'admirables mélodies (l'opus 2, en particulier), tout en cherchant une voie - sinon une voix - qui fût totalement sienne. D'où cette remarque – dès 1886 – à son ami l'avocat Paul Poujaud, fin musicien et dont les connaissances étaient encyclopédiques : « Il faut nous déwagnériser », c'est-à-dire retrouver les fondements d'une esthétique française (la devise de la S.N.M. est « Ars gallica ! ») et, au-delà, celte.

Cette recherche, amorcée dès 1882 avec le beau poème symphonique Viviane, va se développer en profondeur durant les rudes années de « grincheries » (1888-94) qui voient la difficile, exigeante gestation de son opéra Le roi Arthus, un des chefs-d'œuvre de Chausson et de toute la création lyrique de cette époque. Œuvre de synthèse d'ailleurs : si le premier acte lorgne du côté de Hector Berlioz, le second se rattache plus directement à Wagner, tandis que le dernier, par sa facture, son écriture, son dénouement, apparaît du plus pur et meilleur Chausson.

Son drame fini, l'auteur se tourne alors résolument vers le courant symboliste, mettant en musique Maurice Maeterlinck, Mauclair, Verlaine, Jounet ou Charles Cros. Il renoue autant avec l'art épuré des classiques : ainsi, au cours des années 1895-97 de la Ballata d'après Dante, des Quelques danses pour piano ou de l'exquis Paysage écrit à Fiesole et qu'avait précédé le célèbre Concert opus 21 créé à Bruxelles. Il se tourne plus encore vers la musique pure et, après le bouleversant Poème opus 25 pour violon et orchestre s'appuyant sur une nouvelle d'Ivan Tourguéniev, compose quelques pages de la plus haute valeur artistique : le Quatuor avec piano opus 30, la délicate Pièce pour violoncelle et piano opus 30 (1897), le Quatuor à cordes opus 35, d'une extrême décantation stylistique, que la mort ne lui permit point d'achever.

Pendent opera interrupta... Jusqu'où Chausson ne nous eut-il pas entraînés si un stupide accident de bicyclette n'eût mis brutalement fin à sa carrière ? La courbe de sa création, en effet, n'a cessé d'être ascendante, du Trio de jeunesse au Quatuor à cordes. Il refusa de se répéter, cherchant sans relâche d'autres sources (le folklore, notamment), d'autres voies (il fut l'un des premiers auteurs à écrire des mélodies pour voix et orchestre, le premier sans doute – avant Tchaïkovski – à user du célesta... . « Je voudrais ne pas m'abîmer sans avoir écrit une seule page qui entre dans le cœur » écrivait-il un jour à Paul Poujaud. Vœu exaucé grâce à la qualité de son écriture, à la richesse de son harmonie, à sa maîtrise de la forme. Chaque mesure devient partie de lui-même – ce qui rend sa musique si personnelle, si authentique. Et là réside le secret de sa réussite.

Jean Gallois
musicologue et critique

Source: Commemorations Collection 1999

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