Page d'histoire : Jean Vilar devient directeur du Théâtre national populaire 1er septembre 1951

Logo de la troupe, 1954 (Marcel Jacno)
fonds TNP/Association Jean Vilar

Service photographique du CHAN

Lorsque Jeanne Laurent, sous-directeur du théâtre et de la musique au ministère de l'éducation nationale, décide au début des années cinquante de lancer à Paris un vaste théâtre ouvert au plus large public, elle pense disposer du lieu nécessaire à ce grand dessein et connaître un homme capable de le conduire. Le lieu serait l'immense salle du palais de Chaillot, qui fut dirigée de 1920 à 1933 par Firmin Gémier sous le nom de Théâtre national populaire. Devenu Théâtre national du Trocadéro au départ de son fondateur, démoli et reconstruit au sein d'un nouveau palais à l'occasion de l'exposition universelle de 1937, cet établissement vivotait médiocrement : gigantesque et d'autant plus mal équipé qu'il avait été mis à la disposition de l'Organisation des Nations Unies (ONU) en attendant l'achèvement de son siège de New York, il était entièrement à refaire, et il serait d'autant plus difficile à gérer qu'il n'avait pas un statut d'établissement public. Mis sous le régime de la concession, il ne bénéficierait que d'une subvention relativement modeste, son directeur étant responsable sur ses deniers de son équilibre financier.

Il y avait là de quoi décourager les plus vaillants, mais Jeanne Laurent avait trouvé l'aventurier assez héroïque, l'artiste assez amoureux du public et le metteur en scène assez convaincu de l'importance sociale du théâtre pour accepter la mission qu'elle proposait : il avait trente-neuf ans, il animait depuis 1947 le Festival d'Avignon, et il s'appelait Jean Vilar. Il fut nommé à partir du 1er septembre 1951, directeur du Théâtre national populaire, qu'il avait tenu à rebaptiser ainsi et qu'il allait rendre célèbre à travers le monde sous le sigle de TNP.

Jean Vilar constitua en quelques mois une équipe administrative sous la direction de Jean Rouvet, ainsi qu'une équipe artistique et technique où l'on trouvait les décorateurs Léon Gischia et Edouard Pignon, le scénographe Camille Demangeat, le musicien Maurice Jarre, l'éclairagiste Saveron. Il réunit aussi une troupe d'une vingtaine de comédiens, dont le plus illustre était Gérard Philipe, et où l'on rencontrerait au fil des années Germaine Montero, Monique Chaumette, Maria Casarès, Silvia Montfort, Jean Le Poulain, Charles Denner, Philippe Noiret, Philippe Avron, etc. Après quelques mois de tournée à Suresnes et en banlieue parisienne, où Le Cid et Mère courage remportèrent un immense succès, puis en Allemagne et en Belgique, le TNP s'installa dans ses murs le 30 avril 1952, avec L'Avare dont il devait donner 99 représentations. Malgré l'éviction de Jeanne Laurent en octobre de la même année, Jean Vilar allait poursuivre sa tâche à Chaillot jusqu'en 1963.

Au départ du projet, on trouve un double impératif à respecter : théâtre national, le TNP doit rassembler toute la société dans la cérémonie dramatique, à l'opposé du précepte de Brecht, pour qui le théâtre doit aviver les contradictions et attiser les conflits entre les classes sociales. En outre, théâtre populaire, le TNP doit avoir comme objectif premier de s'ouvrir aux spectateurs les plus défavorisés, non pour les flatter ou les distraire, mais pour leur donner accès au répertoire le plus haut, joué avec la plus grande ambition artistique. Il s'agit bien de " faire partager au plus grand nombre ce que l'on a cru devoir réserver jusqu'ici à une élite ", parce que le " théâtre est une nourriture aussi indispensable à la vie que le pain et le vin " : d'où l'affirmation, devenue célèbre que " le théâtre, au premier chef, est un service public, tout comme le gaz, l'eau, l'électricité ".

Pour servir cette ambition, il y a d'abord tout un travail d'organisation à faire. Il faut s'intéresser au public sans relâche, pour lui rendre le théâtre accessible et familier (prix des places, accueil en musique, possibilités de restauration, horaires, gratuité des services, etc.) et pour le préparer à apprécier les œuvres proposées (publication d'une revue, Bref, prises de parole sur les lieux de travail, liens avec les comités d'entreprise, travail avec des associations de spectateurs, etc.). L'époque, il est vrai, était au militantisme culturel et aux débats publics sur des sujets de politique, d'éthique, de société. Le TNP lui-même n'a pas été épargné par les polémiques (Sartre, le Théâtre populaire, et " modernistes " de tout poil, mais aussi adversaires politiques d'une extrême virulence).

Plus importante encore est la question du répertoire et du style de jeu. Jean Vilar, bien qu'il reconnaisse le rôle essentiel de la mise en scène, préfère se qualifier de régisseur, pour bien marquer sa subordination au texte et au public : obligé, tant à Paris qu'à Avignon, de présenter ses spectacles dans des lieux et sur des plateaux immenses, il a été l'inventeur d'une mise en scène claire, fondée sur un découpage de l'espace par la lumière et par le recours à des signes scéniques forts (objets, accessoires, couleurs, sons). C'est le répertoire, cependant, qui lui a posé des questions vraiment difficiles : adepte convaincu d'un théâtre actuel écrit pour les spectateurs d'aujourd'hui, il n'a pu le monter ni à Chaillot ni dans la Cour d'honneur à Avignon, lieux où il ne pouvait s'adresser à un public plus restreint sans mettre en péril les finances de son entreprise et son objectif d'ouverture à tous. Il fut ainsi amené dans les dernières années de son mandat à ouvrir une seconde salle rue Récamier, au service du théâtre contemporain, tandis qu'il consacrait Chaillot à la redécouverte de classiques français et étrangers, en se persuadant que les œuvres du passé, lues d'une certaine manière, pouvaient tendre un miroir à nos " difficultés de 1960 ou 1961 ".

Mais, les conflits de la société française s'avivant de jour en jour, il devenait de plus en plus difficile à Jean Vilar, désireux de ne pas séparer le vrai du beau, ni le culturel du civique, de rester à l'écart du combat. Malgré le prestige immense désormais attaché au TNP, il décida de s'en aller du jour où il ne s'estima plus en mesure d'être fidèle à la lettre et à l'esprit de son cahier des charges. En douze ans, il avait monté 81 spectacles devant plus de 5 500 000 spectateurs. Sa mission remplie, il annonça donc qu'il ne demanderait pas le renouvellement de son mandat au-delà du 1er septembre 1963, parce qu'il lui fallait désormais reprendre sa liberté de citoyen.

Robert Abirached
écrivain
professeur émérite à l'université de Paris X

Témoignage

En 1960, Jean Vilar m'a engagé pour tenir le rôle de Nuño dans " l'Alcade de Zalaméa " de Tirso de Molina. Nuño était mon premier rôle, le TNP mon premier théâtre et Jean Vilar mon premier metteur en scène... Les répétitions commencèrent par des lectures autour de la table. Vilar s'interrogeait à haute voix sur les personnages. Il ne donnait pas de directives.

Nuño est un valet. Il ne quitte pas son maître, sorte de Dom Quichotte ridicule. " Nuño, me dit Vilar, est une sorte de Sancho Pança, lié à son maître. On te mettra peut être un faux ventre. " Très vite, car Vilar aimait donner un rythme aux répétitions, nous nous sommes tous retrouvés sur la grande scène du Palais de Chaillot. De la salle à la scène, Vilar faisait de fréquents allers et retours, donnant des indications, parfois contradictoires d'un jour à l'autre sur les entrées, cherchant la meilleure façon de se présenter, jouant sur les ombres et les lumières, distribuant des indications comme autant de particules énergétiques.

Au milieu des répétitions, Vilar m'a donné une indication d'espace. " Tu te tiens à une portée de claques de ton maître. Plus loin, on ne te voit plus. Plus près, tu n'existes pas ". Et c'est vrai que dès que j'étais à une portée de claques de mon maître, l'insolence et la crainte animaient toutes les répliques du rôle, mon personnage devenait vrai. Avec plaisir je constatais que Vilar ne me parlait plus du faux ventre... Peu de temps avant la générale je demandais à Jean Vilar ce qu'il pensait de Nuño. Il m'a regardé avec un sourire : " Nuño : c'est toi ". Et une grande joie m'envahit que je garde en moi encore aujourd'hui.

Philippe Avron
auteur-interprète

 

Source: Commemorations Collection 2001

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