Page d'histoire : Pierre-Joseph Proudhon Besançon, 15 janvier 1809 - Paris, 19 janvier 1865

Pierre-Joseph Proudhon et ses enfants en 1853, détail, huile sur toile
de Gustave Courbet, 1853,
Paris, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris.
© RMN-Grand Palais / Agence Bulloz

Pierre-Joseph Proudhon est un cas, non seulement parmi les théoriciens de l’anarchie, terme dont il est l’introducteur positif dans la pensée politique française et qu’il définit comme « une forme de gouvernement sans maître ni souverain (1) » ou encore comme « l’ordre sans le pouvoir (2) », mais aussi parmi les intellectuels français du XIXe siècle. Issu du milieu le plus simple, un père garçon brasseur et une mère cuisinière, le Bisontin fait ses classes à la seule force de son intelligence. Victime, comme il le racontera, du mépris de ses condisciples dès son plus jeune âge pour ce qu’il était pauvre parmi les aisés, prolétaire parmi les bourgeois, que ses livres mal recouverts – quand il en possédait – s’abîmaient (« J’ai subi cent punitions pour avoir oublié mes livres ; c’était que je n’en avais point », écrira-t-il plus tard à l’académie Suard dont il briguait la pension), que ses vêtements cent fois rapiécés s’effilochaient, le petit Pierre Joseph en conçut pour toute la vie une humiliation qui nourrira sa perpétuelle soif de justice. Né du peuple, pour le peuple et avec le peuple, Proudhon, qui fut longtemps prote ou petit ouvrier chez divers imprimeurs, est peut-être le seul exemplaire de théoricien socialiste du XIXe siècle qui fût de basse extraction.

En 1838, âgé de vingt-neuf ans, Proudhon dépose sa candidature auprès de l’académie de Besançon pour y obtenir la pension Suard, qui lui permettrait de vivre en se consacrant uniquement à ses travaux intellectuels trois ans durant. Mais, incapable de se contenir, l’esprit de feu du boursier le fait bientôt renoncer au mémoire qu’il est censé rendre à l’académie qui le subventionne. Découvrant alors, ainsi que le montre sa correspondance, que sa vocation véritable sera de « tuer dans un duel à outrance l’inégalité et la propriété », Proudhon, publiant en 1840 son fameux brûlot Qu’est-ce que la propriété ?, crache à la figure de ce monde bourgeois qui les étouffe, lui et ses compagnons de misère, et devient pour toujours « l’anarchiste ».

C’est ainsi que le terme d’anarchie apparaît sous sa plume : quand il se déclare « anarchiste », il précise ce qu’il entend par là, dans sa formule alors fameuse, mais depuis trop oubliée : « L’anarchie, c’est l’ordre sans le pouvoir. » Ce qui lui fait dire qu’il est définitivement « très ami de l’ordre ».

Proudhon, s’il est intimement convaincu de l’imminence de la révolution, a peur du retour d’une Terreur sanguinaire : il pleure la violence et les morts de 1848 et déteste « la Montagne et les statolâtres », écrit-il aux rédacteurs de La Voix du peuple, en 1850. Foncièrement humain, l’homme ne considère pas le peuple, car c’est son peuple, comme le rouage temporaire d’un matérialisme historique. En cela, quoiqu’il ait fait l’effort de lire et d’essayer d’aimer un Hegel qui lui est entièrement antagoniste, il se heurtera à Marx exilé à Paris dont le fameux et cruel Misère de la philosophie renverra pour longtemps Proudhon dans les limbes de l’histoire de la pensée.

L’étrange personnage, venu de nulle part sinon du peuple, ne rompra jamais ni devant la prison où le mèneront ses écrits, ni devant la monarchie de Juillet, ni devant Napoléon le Petit. Geôle, exil, misère, querelles, humiliations : Proudhon est de cette race des saints laïcs mus par une seule idée, la justice.

Esprit foncièrement dilettante qui se voulut savant et spécialiste, Proudhon, comme tous les anarchistes, souffre de n’être jamais pris au sérieux ou d’être la victime de jugements péremptoires et contradictoires. Ainsi, on le qualifie volontiers de révolutionnaire, quand réside dans ce syntagme peut-être tout ce qu’il déteste, comme il le résume dans ce titre lapidaire donné à un court texte : De la blagologie révolutionnaire. Fondamentalement inspiré par une soif perpétuelle de justice, dans toutes les matières et en toutes circonstances, il n’est pas un révolutionnaire de métier ni un provocateur : « Je nesuis pas un agent de discorde, un boutefeu de séditieux (3).» Proudhon estplutôt un révolté : doué d’une sensibilité maladive et de naissance, pourraiton dire, à l’injustice et au mal. Et c’est ainsi qu’au fond, quand il s’adresse à Dieu, c’est toujours pour lui reprocher la même chose : la présence, et une présence libre dans le siècle, du mal.

C’est en 1858, quand il fait paraître son lourd traité De la justice dans la révolution et dans l’Église, réponse gigantesque à une méchante brochure calomnieuse parue sur son compte aux frais de l’archevêque de Besançon, que se manifeste le mieux sa spiritualité de révolté. L’auteur de la formule incroyable « Dieu, c’est le mal », révèle par là l’éternelle contradiction interne qui le travaillera toute sa vie.

De même que vis-à-vis de la propriété il put écrire simultanément : « La propriété c’est le vol » et « La propriété c’est la liberté », sans trouver qu’il y eût dans le développement organique de sa politique de contradiction fatale, mais plutôt les matériaux d’un antagonique salut, car alors que la propriété absolue, le droit d’aubaine, l’abus des possédants, la situation de monopole sont tout ce qu’il condamne dans l’appropriation, il voit au contraire dans la saine propriété, la petite, la laborieuse, le moyen pour la famille de cheminer sereinement vers la justice ; de même si « Dieu, c’est le mal », il concède par ailleurs que l’humanité a besoin, ou a eu besoin au moins, pour s’avancer vers le progrès qui est l’émancipation, d’une religion. Sans auteurs sacrés, sans prêtres, sans prophètes, nulle libération. Le premier grand saut de l’humanité que Proudhon considère dans l’histoire, avant la Renaissance et la Révolution, c’est l’invention du christianisme.

Si la pensée du tribun est une constante marche en avant, d’apparence pataude comme celle du canard, se dandinant sans cesse d’un pied sur l’autre, ce n’est pas qu’elle hésite, c’est qu’elle combat sans cesse les idées abstraites, les mouvements catastrophiques du coeur mal éclairé, c’est qu’elle est passionnément réaliste. Proudhon n’eut point trop de science, pas tant qu’il l’aurait souhaité, et c’est heureux : demeurant peuple dans l’âme et dans les conditions de vie, il pouvait clamer sans se vanter : « Ma démarche est celle d’un éclaireur et d’un aventurier. »

Falk van Gaver
journaliste, essayiste

Voir Célébrations nationales 2009 et Commémorations nationales 2014

1. Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ?, Paris, 1840.
2. Pierre-Joseph Proudhon, Les Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février, Paris, 1849.
3. Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit.

Source: Commemorations Collection 2015

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