Page d'histoire : Ouverture du Théâtre du Vieux-Colombier 23 octobre 1913

A l'automne 1913, le Quartier Latin se couvre d'affiches rouges annonçant l'ouverture d'un nouveau théâtre, le Vieux-Colombier, et appelant la jeunesse et le public lettré à “ soutenir une entreprise qui s'imposera par le bon marché de ses spectacles, par leur variété, la qualité de leur interprétation et de leur mise en scène ”.

L'auteur de ce manifeste se nomme Jacques Copeau (1879-1949). Depuis 1908 il dirige La Nouvelle Revue Française, dont il tient aussi la chronique dramatique, dénonçant d'article en article le mercantilisme du théâtre de l'époque, l'indigence des pièces du Boulevard, le cabotinage des vedettes, le goût pour les décors surchargés. Sa rencontre avec l'acteur Charles Dullin va encourager Copeau à tenter une expérience inédite, fonder un théâtre où il pourra se livrer à “ un essai de rénovation dramatique ”. Il souhaite pour cela s'installer sur la rive gauche, foyer de la vie intellectuelle parisienne, et l'Athénée Saint-Germain est justement à louer. Construite en 1899, cette salle de 300 places accueillait jusqu'alors des troupes de patronage. Bien qu'elle soit quelque peu délabrée, Copeau n'hésite pas, d'autant que son ami Jean Schlumberger, de la N.R.F., lui a trouvé des mécènes. Rebaptisé le Vieux-Colombier, du nom de la rue où il est situé, le nouveau théâtre aura pour emblème deux colombes, motif inspiré d'un pavement florentin.

La salle va être débarrassée de ses moulures et dorures rococo, les murs habillés de lambris de bois brut, les lustres tarabiscotés remplacés par de simples lanternes. L'architecte Francis Jourdain s'attelle ensuite à restructurer la scène proprement dite. “ Pour l'œuvre nouvelle, qu'on nous laisse un tréteau nu ! ”... En vertu de ce credo, Jacques Copeau récuse décors et toiles peintes, sous prétexte qu'ils distraient l'attention du spectateur. Trappes, cintres, châssis et autres frises n'auront donc pas droit de cité au Vieux-Colombier. Mais la scène sera équipée d'un système de tentures mobiles qui permettront de délimiter différents espaces de jeu. Quant à la fosse d'orchestre, elle sera recouverte par un “ proscenium ” afin que les comédiens puissent être en contact direct avec le public.

Estimant que l'interprétation est capitale, Copeau met un soin particulier à recruter une troupe jeune où, aux côtés de Dullin, on remarque Roger Karl, Suzanne Bing, Blanche Albane, mais aussi Louis Jouvet qui assure également la régie car les moyens financiers sont limités. Tous les proches de Copeau, gagnés par l'enthousiasme du “ patron ”, se disputent d'ailleurs l'honneur de l'assister dans cette aventure hors du commun. Gaston Gallimard, l'éditeur de la N.R.F., se charge de l'administration du théâtre, et le poète Léon-Paul Fargue des relations publiques. L'écrivain Georges Duhamel jouera les souffleurs bénévoles et son confrère Roger Martin du Gard s'occupera du vestiaire.

L'inauguration du Vieux-Colombier a été fixée au 23 octobre 1913. Mais le matin même, Copeau le perfectionniste, jugeant la façade de son théâtre bien triste, ordonne de la repeindre en vermillon. Quand tombe la nuit et que la rampe électrique s'allume sous la corniche, intrigués par “ cette illumination satanique ”, les habitants du “ pieux quartier Saint-Sulpice ” s'agglutinent devant l'entrée. “ Le bruit courut dans la foule que l'ancien Athénée était devenu un lieu de plaisir ”, raconte un journaliste malicieux, “ et il ne fallut rien moins que l'apparition de M. André Gide pour démentir cette hypothèse ! ” Tout ce que Paris compte alors d'intellectuels a en effet répondu à l'appel de Copeau, de Guillaume Apollinaire à Claude Debussy, Paul Fort, Roland Dorgelès, Henry Bernstein, Léon Daudet, Henry Bordeaux ou même Paul Léautaud.

D'entrée de jeu, Jacques Copeau a voulu placer son théâtre sous le double signe de Molière et de Shakespeare. Et si Une femme tuée par la douceur, drame élisabéthain de Thomas Heywood, en déconcerte plus d'un, son Amour médecin en revanche rallie tous les suffrages. Au fil de la saison, la ferveur du public ne cessera de croître. L'Échange de Claudel, Le Testament du Père Leleu de Martin du Gard comme Les Frères Karamazov seront tous longuement ovationnés, et La Nuit des Rois, en mai 1914, fera invariablement salle comble. Mais la guerre brisera net ce bel élan.

Après une parenthèse new-yorkaise, Copeau retrouve son Vieux-Colombier en 1919. Cette fois, il adjoint au théâtre une école d'art dramatique “ où auteurs et comédiens s'exerceront dans la pratique. ” En attendant que naissent des œuvres nouvelles, il monte des contemporains comme Schlumberger, Duhamel, Gide, Jules Romains ou Charles Vildrac. Mais dès 1924, de graves difficultés financières le contraignent à mettre fin à son expérience de “ théâtre neuf ”.

Avec des fortunes diverses, et grâce à des passionnés comme Sacha Pitoëff, René Allio ou Laurent Terzieff, le Vieux-Colombier allait pourtant rester une référence artistique, jusqu'au début des années 1970 où son propriétaire décide de le vendre à un promoteur. Pour empêcher la démolition de ce lieu de mémoire, le ministère de la Culture l'inscrit alors à l'Inventaire supplémentaire des Monuments historiques. Racheté par l'État et restauré par Bernard Kohn, le théâtre sera attribué à la Comédie-Française, et sa réouverture officielle aura lieu le 9 avril 1993 avec au programme deux pièces de Nathalie Sarraute : Elle est là et Le Silence.

En 2013, on s'apprête donc à commémorer et les vingt ans de la “seconde salle du Français”, et le centenaire du mythique Vieux-Colombier de Jacques Copeau.

 

Hélène Tierchant
historienne

Source: Commemorations Collection 2013

Liens