Page d'histoire : Organisation de l' Académie royale des Sciences par Louis XIV 1699

L’Académie royale des Sciences devant Louis XIV
Henri Testelin (1616-1695), d’après Charles Le Brun (1619 - 1690)
(carton de tapisserie commandé par le roi pour la Manufacture des Gobelins, vers 1667)
Musée national du château de Versailles

En 1966, le tricentenaire de l’Académie royale des Sciences a été célébré avec éclat : deux expositions de prestige, l’une à l’Observatoire de Paris, l’autre au Conservatoire national des arts et métiers, un ouvrage de référence, Institut de France, Académie des Sciences, troisième centenaire, 1666-1966, Paris 1967, encadré de travaux d’historiens des sciences, pionniers dans l’exploration de cette mémoire de la science, de René Taton (1966) à Roger Hahn (1971), pour n’en citer que deux.Trente-trois ans plus tard, nous commémorons derechef le troisième centenaire de la même institution. L’histoire se mettrait-elle à bégayer ? Non, certes, et voici pourquoi.

Sous le même intitulé, deux réalités bien différentes. L’assemblée, dont la première séance eut lieu le 22 décembre 1666, réunit des géomètres - six en tout désignés dès le mois de juin - et des « physiciens » recrutés plus tardivement en octobre - sept membres dont cinq médecins - ; l’institution s’inscrit dans le mouvement de sociabilité savante du premier XVIIe siècle, singulièrement actif en France, en Italie, en Angleterre, en Allemagne, multipliant académies, cercles, conférences, correspondances. Louis XIV et Colbert, protecteurs de l’ancienne Académie, symbolisent ce qu’est alors l’attente du pouvoir : un contrôle et de la gloire, des découvertes utiles que ne manqueront pas d’apporter les savoirs nouveaux. L’absence de règlement atteste d’une certaine liberté ; une politique de pensions préfigure le scientifique de métier des temps modernes (Christian Huygens — 1629-1695 — négocie à prix d’or sa venue de La Haye à Paris) ; des investissements lourds (la construction de l’Observatoire à Paris sur les plans de Claude Perrault, de 1669 à 1680, dépasse le budget de la Manufacture des Gobelins) ; un coût de fonctionnement non négligeable ; un certain secret sur les travaux... À sa fondation, l’Académie royale des Sciences, comme la Royal Society créée en 1662, se donnait pour tâche d'approcher de « choses que personne n’a jamais vues et de pensées que personne n’a jamais eues » et de ne pas débattre de religion : là où les universités transmettent un savoir constitué, partant figé, l’Académie dès ses origines en vise la transformation.

Trente-trois ans plus tard, le ministre Pontchartrain, protecteur de l’Académie depuis 1691, nomme son neveu, l’Abbé Bignon (1662-1743), président de la Compagnie et procède avec lui à ce que Fontenelle (1657-1757) relate sous le titre Histoire du renouvellement de l’Académie Royale des Sciences en 1699 (1724). « Renouvellement » : suivant Littré, « le rétablissement d’une chose dans un état nouveau ou dans un état meilleur ». De fait, l’Académie de 1699 se voudra et meilleure, en continuité avec l’Ancienne Académie qui a « institué » des sciences en devenir, et nouvelle, en introduisant ce que l’ancienne ignorait, des statuts, des obligations, une extension hiérarchisée de ses membres, des entreprises collectives. Nouvelle aussi, parce que, sur plus de trois décennies, la configuration des savoirs a changé : la science « baroque » du premier XVIIe siècle n’est plus d’actualité, mais elle a fourni les éléments de la science moderne qui se constituera entre mathématiques et expérimentation, analyse et nomenclature, schématiquement entre Newton et Lavoisier. Passé l’enthousiasme des commencements, quelle qu’ait été la qualité de ses premiers membres, une certaine langueur s’était emparée de l’Académie : de toutes les raisons qui peuvent être avancées, une peut être retenue, mentionnée par le grand Huygens dans sa correspondance avec les Perrault avant qu’il ne regagne définitivement la Hollande (1681) : il souffle dans ce pays un air qui n’est pas celui de la liberté. La révocation de l’Édit de Nantes s’annonce, Colbert meurt en 1683, la place de Paris n’est plus celle d’une recherche librement poursuivie sous les auspices du pouvoir politique.

La science nouvelle demande des acteurs nouveaux et une nouvelle organisation, la refondation de l’Académie s'impose. La paix revenue en 1697, l’Académie s’installe au Louvre en 1699. Ses statuts obligent ses membres à l’assiduité comme à la publication de leurs travaux : procès-verbaux, histoire et mémoires, correspondances. L’imprimé atteste, échange et diffuse. Les membres, nommés par le roi sur présentation de l’Académie, sont distingués en honoraires (10), pensionnaires (20, recevant une pension), associés (20, régnicoles ou étrangers), élèves (20, par spécialités), et vétérans pour les membres ne résidant plus à Paris. La Compagnie, par ses statuts, assure la science en train de se faire, la relève des générations, l’itinéraire professionnel du savant des Lumières, non nécessairement nanti. à la consécration s’ajoute la formation et l’historien peut lire, à travers la succession des qualifications, sans étroitesse disciplinaire, les "carrières", celle d’un Buffon, adjoint mécanicien en 1733, d’un Condorcet, adjoint mécanicien dès 1759, d’un Lavoisier, adjoint chimiste en 1768. L’éclat en est immense, le travail effectué par ses membres, fondateur, le « mérite se fait jour sans acception de nationalité » pour parler comme Candolle, les problèmes, les défis, les résultats s’inscrivent dans une République des lettres sans frontières.Les questions sont publiquement posées, par exemple le problème des trois corps, la question de la figure de la terre et de la mesure d’un arc de méridien terrestre (pour y répondre, deux expéditions scientifiques, celle de La Condamine au Pérou en 1735 ; en Laponie, en 1736, celle de Maupertuis, qui quittera l’Académie parisienne pour refonder l’Académie de Berlin en 1745, à la demande de Frédéric II). Compétitions, controverses, querelles, cabales agitent, bien sûr, le monde académique dans l’espace de l’Europe savante et défraient les chroniques.L’institution académique, le réseau des sociétés savantes, les multiples appartenances sont le passage obligé de tout historien des sciences de la période, attentif à la formation des concepts comme aux pratiques de la vie scientifique. L’Académie de 1699 connaîtra six modifications de son règlement jusqu’au 8 août 1793, date de sa suppression par la Convention. Elle renaîtra le 5 fructidor de l’an III (22 août 1795) comme première classe de l’Institut national, installé depuis 1803 dans les anciens bâtiments du Collège des Quatre-Nations, mais ceci est une autre histoire.

Ce deuxième tricentenaire commémore donc une métamorphose, celle de l’Ancienne Académie, foisonnante et baroque, en un corps savant qui, un siècle durant, sera le laboratoire de la science en train de se faire, des mathématiques à l’économie politique, de la chimie à la physiologie. Depuis, d’autres lieux ont nourri la recherche, pratiquée par une communauté infiniment plus large que la communauté académique qu’elle englobe. Les missions de la Compagnie sont différentes.La vitalité d’une institution se mesure à sa capacité de se transformer : en assurant la pérennité, elle autorise le changement. C’est une des leçons de cette célébration.

Entre premier et deuxième tricentenaire, l’actuelle Académie des Sciences a volontairement reconnu la signification de son passé, "une découverte imprévue" qui ne peut être dissociée de l’intelligence de la science, écrit Paul Germain. L’institution a réorganisé alors le service des archives, publié rapports et recommandations sur le développement de l’histoire des sciences dans l’enseignement et la recherche, sur la nécessaire mise en perspective des acquis scientifiques, seule capable de mettre en question le scientisme ordinaire.Dans le même temps, la communauté des historiens a multiplié les analyses des fonds d'archives de laboratoires, les synthèses qui ont profondément modifié l'historiographie traditionnelle.

Elle en est d’autant plus attentive aux bouleversements qui ont ponctué la recherche, les applications de la recherche, le théâtre de la recherche depuis un siècle, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, depuis vingt ans : aux classifications des sciences traditionnelles s’est substituée l’interdisciplinarité comme règle de formation et de découverte ; aux cercles restreints des savants, une démographie explosive de scientifiques, techniciens et chercheurs et d’organismes de recherche fondamentale ou appliquée ; à la distinction de la science et des applications de la science, un complexe militaro-scientifico-technique, sous le signe économique du développement ou de la guerre, lui-même confronté aux équilibres de l’environnement.La notion, relativement nouvelle, de politique de la science peut-elle répondre aux problèmes posés à l’institution de la science, dans son désir de savoir organisé pour l’efficacité ?

Une leçon est à tirer des formes successives d'une institution, avec ses hauts et ses bas : aux problèmes posés aujourd’hui, l’Académie peut sans doute répondre une fois encore. Son dernier renouvellement date de 1976 : nouvelle structure disciplinaire, élargissement du nombre des membres, internationalisation accrue, missions spécifiques et modalités d’action nouvelles (1982, création du CADAS, Conseil pour les applications de la science ; 1989, Comités de la recherche spatiale, de l'environnement), publications offensives (réforme des Compte Rendus). Le propre de cette institution, qui appartient par ses origines à la révolution scientifique fondatrice de la "science moderne", n'est-il pas de définir un lieu permanent dévolu à la science, à ce qu’elle est, à ce qu’elle n’est pas encore, en rendant possible l’exercice d’une nouvelle rationalité, ici et ailleurs ?

 

Claire Salomon-Bayet
université Paris I-Panthéon-Sorbonne

Source: Commemorations Collection 1999

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