Page d'histoire : Napoléon vu de l'étranger

Tres de mayo par Francisco Goya, 1814

 

En France, nous avons l’habitude de voir Napoléon Bonaparte sous l’angle de notre histoire nationale. Mais pourquoi l’année 2004 ne nous fournirait-elle pas l’occasion d’un autre regard, comme si nous nous placions en dehors de nos frontières ?

Napoléon a laissé à plusieurs de nos voisins un très mauvais souvenir. À Londres, il y a une gare « Waterloo » ; et « Trafalgar Square » se trouve au cœur de la capitale britannique. L’empereur des Français a fait trembler le Royaume-Uni qui eut du mal à le vaincre. L’intervention des troupes napoléoniennes en Espagne en 1808 provoqua à Madrid une émeute que Murat réprima dans le sang : en témoigne le tableau bien connu de Goya, Tres de mayo, qui en retrace l’horreur. Les défaites subies par la Prusse en 1806 provoquèrent par contrecoup dans ce pays le début d’un sentiment nationaliste qui s’amplifia dans la suite du XIXe siècle. En Russie, Napoléon n’avait pas prévu que le gouverneur Rostopchine ferait mettre le feu à Moscou (dont la plupart des maisons était en bois) et répandrait ensuite le bruit que les Français étaient les auteurs volontaires de l’incendie.

Mais les interventions hors de France de Bonaparte, devenu Napoléon, eurent aussi des conséquences positives. Ce fut le cas notamment avec l’expédition d’Égypte qui marqua le départ de la résurrection de l’Égypte et le début des travaux historiques concernant ce pays. Le style « Empire » eut un succès durable et, plus encore, l’égyptologie, inséparable de la venue sur les bords du Nil de Bonaparte et des savants qu’il emmena avec lui.

En France beaucoup ignorent qu’un poème célèbre a été consacré à Napoléon par un des plus grands écrivains italiens du XIXe siècle, Alessandro Manzoni. Celui-ci, petit-fils de Beccaria, avait vécu plusieurs années à Paris au moment de l’apogée de l’empire. Le poème en question est une ode de 1821 intitulée Cinque maggio composée à l’occasion de la mort de Napoléon le 5 mai de cette année-là. Manzoni est un représentant typique d’une élite italienne du XIXe siècle qui concilia idées libérales, fidélité au catholicisme et aspiration à l’unité politique de la Péninsule. Pour lui, Napoléon avait apporté en Italie la novation politique et un début d’unification nationale.

En pratique l’Italie connut un début d’unification à l’époque de Napoléon et grâce à lui. En nous situant à la hauteur de 1811, nous voyons que ce pays, à l’exception de la Sicile et de la Sardaigne, était directement ou indirectement sous administration française. Le Piémont, l’ancienne république de Gênes, les anciens duchés de Parme, de Plaisance et de Toscane, et les États du Pape entre l’Apennin et la mer, étaient départements français, ainsi que les « Provinces Illyriennes ». Le reste de la Péninsule était partagé entre un royaume d’Italie dont Napoléon était le roi et Eugène de Beauharnais le vice-roi, et un royaume de Naples confié à Murat. En servant côte à côte dans l’armée napoléonienne, Napolitains, Romains et Piémontais se découvrirent une patrie commune. D’où le sentiment national qui se développa après 1815. Lorsque Napoléon III envoya les troupes françaises combattre pour l’unité italienne, il prolongeait dans un autre contexte l’action de son prédécesseur.

Il existe un pays d’Europe qui a conservé un souvenir reconnaissant à Napoléon : la Pologne. Car elle dut à l’empereur sa résurrection provisoire sous le nom de grand duché de Varsovie. Le Code civil y fut introduit, l’administration modernisée, une armée nationale créée sous les ordres de Josef Poniatowski (qui fut tué à la bataille de Leipzig en 1813). Au XIXe siècle, beaucoup de Polonais comme Chopin et Mickiewicz considérèrent la France comme leur seconde patrie. Le fils de Napoléon Ier et de Marie Walewska devint ministre de Napoléon III.

Les idéaux de la Révolution française furent, certes, démentis et reniés par la pratique impériale. Il est vrai pourtant qu’ils furent propagés par les armées françaises et par la légende napoléonienne. Bolivar avait assisté au couronnement de l’empereur. Il en garda un très grand souvenir et resta toute sa vie un admirateur de Napoléon.

 

Jean Delumeau
membre de l’Institut
professeur honoraire au Collège de France

 

Source: Commemorations Collection 2004

Liens