Page d'histoire : Napoléon et la pensée de son temps. Une histoire singulière

Napoléon à Sainte-Hélène dictant ses mémoires au général Gourgaud
gravure d'après le baron Charles de Stauben
1818-1820
Châteaux de Malmaison et de Bois-Préau
© RMN /Mathéus

Trop peu d’études se sont attachées à examiner l’évolution qui, au niveau des catégories de pensée de dimensions philosophiques, a pu être celle des principaux acteurs et témoins des mutations sociales, politiques et scientifiques intervenues entre 1789 et 1815. Il en va ainsi pour l’un des plus notoires personnages de ces décennies, Napoléon Bonaparte. Nous sommes ici sur un front de recherche où il y a et où il reste immensément à faire.

Ce chantier est aussi l’un de ceux où rien n’est aisé. L’enquête peut en partie s’appuyer sur l’étude des textes qu’en exil Napoléon dicte et destine à la publication. Ces documents comportent cependant de nettes limites. Elles sont indissociables des fonctions et des objectifs politiques de ces textes qui ont pour vocation d’intervenir dans les débats idéologiques et politiques des années qui suivent 1815. Ils ne laissent ainsi que pas ou peu connaître les interrogations autocritiques (par exemple sur la guerre d’Espagne, Haïti et Louverture), les impasses ; ou encore les réflexions philosophiques et les élaborations conceptuelles de Napoléon en matière de compréhension et d’exposition rationnelles des processus qui caractérisent l’histoire des sociétés humaines.

L’écoute attentive et critique des paroles de Sainte-Hélène, considérées en toutes leurs dimensions, peut en partie faire reculer ces limites. Cela en dépit d’incertitudes et d’imprécisions de deux types : celles que comportent les réceptions et les relations par les interlocuteurs de Napoléon (Las Cases, O’Méara, Gourgaud, Montholon et surtout Bertrand) des réflexions de dimensions philosophiques de l’exilé ; celles aussi qui tiennent à ce que Napoléon Bonaparte expose lui-même, le plus souvent, ces réflexions sur le mode verbal et discontinu de la conversation. C’est d’ailleurs là ce qui rend indispensable (même si cela constitue un vaste et inépuisable labeur) l’effort pour chercher à croiser l’apport des documents de Sainte-Hélène avec celui des notes de lecture, des écrits (romanesques, historiques, stratégiques, politiques), de la correspondance, des paroles et des conversations antérieures qui s’enracinent dans les diverses étapes de la vie de notre personnage. Les réflexions qui s’expriment dans les textes et les paroles de Napoléon Bonaparte n’ont rien de linéaire.

« Sa Majesté est un système de Spinoza »

La catégorie philosophique de matière occupe une place centrale dans cette vision du monde. Pour Napoléon, la matière ne se réduit pas à l’étendue. Dynamisme, processus complexes d’organisation, inépuisables capacités de transformation et de passage à des formes qualitativement diverses d’organisation sont des propriétés intrinsèques de la matière et de son mouvement. « On dira tout ce qu’on voudra mais tout n’est que matière plus ou moins organisée. La plante est le premier anneau de la chaîne dont l’homme est le dernier. Je sais bien que c’est contraire à la religion mais voilà mon opinion : nous ne sommes tous que matière », une matière « qui peut s’animer d’elle-même » affirme Napoléon, notamment dans une conversation avec Gourgaud du 16 septembre 1817.

L’empereur refuse en même temps les simplifications réductrices. « Les matérialistes n’affirment pas que l’âme n’est que matière, mais bien qu’elle est une propriété de la matière organisée, de même que l’aimant, l’électricité ont leurs propriétés » dira-t-il en mars 1817. Aussi Napoléon mène-t-il une sévère critique des médecins anatomistes comme Gall (ancêtre très lointain de la phrénologie). Pour Napoléon Bonaparte, les comportements des humains n’ont pas leurs racines dans les structures du cerveau mais dans les caractéristiques des sociétés, les « conventions » dominantes, telles qu’elles existent dans les différentes « circonstances » (concept alors dense et très fort) historiques.

Au travers de ces formulations, les thèmes philosophiques des paroles de l’exilé paraissent significatifs de l’approbation personnalisée par Napoléon -Bonaparte de l’un des très complexes courants matérialistes de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. C’est dans ce contexte qu’il convient, je crois, d’entendre le « spinozisme » de l’empereur dont parle Gourgaud. En un sens, les courants matérialistes de la fin du XVIIIe siècle prolongent les conceptions de Spinoza pour qui tout corps loin de se réduire à l’étendue est doué d’un conatus ou effort pour persévérer dans son être. Ce courant transforme en même temps les conceptions du philosophe hollandais. Cela à partir de l’insistance mise sur -l’inhérence elle-même désormais conçue comme de plus en plus inséparable de l’affirmation qu’il y a une histoire de la nature et que les lois de la nature ne sont pas données pour l’éternité.

« Comprendre le cours de l’histoire », « Révolution religieuse »,
« Révolution sociale », Révolution française …

Les caractères originaux des transformations que Napoléon Bonaparte apporte à l’héritage conceptuel des Lumières se manifestent également sur le -terrain de la vision de l’histoire des sociétés. Nous ne pouvons les présenter avec précision. Il n’est pas ici possible d’examiner les attitudes qui sont celles de notre personnage en matière de critique des sources, ou de refus de l’anachronisme dans l’étude des processus historiques. Nous ne pouvons cerner non plus les complexes rapports qui existent entre l’expérience historique vécue par Napoléon Bonaparte et ses vastes, incessantes et très diversifiées lectures. La connaissance historique y est de présence, forte, précoce, continuelle de la décennie 1780 aux années de Sainte-Hélène.

  • Les esquisses de théorisation de Napoléon sur le cours de l’histoire humaine se construisent à partir de très fréquentes réflexions comparatives (dont l’éventail spatio-temporel s’ouvre largement sur la civilisation arabo-islamique) entre processus historiques du passé et histoire contemporaine. Dans les textes et (plus encore) les paroles de Sainte-Hélène s’exprime et se condense par ailleurs un complexe travail de retour réflexif sur les réalités et les expériences qui ont caractérisé le quart de siècle qui va de 1789 à 1815. Ce retour s’opère lui-même en liaison interactive avec les réflexions que Napoléon développe à partir d’une méditation comparative sur les rapports entre l’histoire de son temps et les mouvements d’évolution des sociétés du passé, notamment ceux qui caractérisent les « révolutions religieuses ».
  • L’histoire relève pour Napoléon d’un ordre spécifique de réalités. Les besoins et les exigences sociales se transforment avec l’évolution de la raison et des Lumières. Ces dernières s’enracinent, se nourrissent elles-mêmes dans les mutations des moyens de travail et des structures de la propriété. C’est -l’ensemble de ces processus qui, pour Napoléon, rendent compte d’une donnée essentielle pour la compréhension des grands tournants historiques : la nature et le contenu des « circonstances », de la « force des choses ». Celles-ci ne relèvent ni de Dieu, ni du hasard, ni fondamentalement des capacités des grands hommes. Le caractère déterminant et incontournable des « circonstances », de la « force des choses » tient à l’émergence et à la diffusion parmi des millions d’êtres humains d’exigences et d’aspirations devenues constitutives de « l’opinion » des « masses », laquelle, ainsi entendue, représente alors une force immense : « ses moyens (ceux du prince, du prophète ou du chef politique dans une révolution) ne sont rien si les circonstances, l’opinion ne le favorisent pas. L’opinion régit tout » dit Napoléon à Gourgaud en mai 1817.
  • Cette force entre en conflit (aux formes multiples) avec les exigences et les intérêts d’autres humains et notamment avec les bénéficiaires de l’ordre social, spirituel, politique existant. C’est en liaison avec ces réflexions (et, plus centralement, avec celles qui portent sur la Révolution française) que les propos et, parfois, les textes de l’empereur esquissent des éléments d’explication du -surgissement des « révolutions sociales » à prédominance religieuse ou politique.
    La Révolution française « a été une éruption morale, un vrai volcan : quand les combinaisons chimiques qui produisent celui-ci sont complétées, il éclate. Les combinaisons morales qui produisent une révolution étaient à point chez nous, elle a éclaté » dira Napoléon à Las Cases le 3 septembre 1816.
    Elle a « été un mouvement général de la masse de la nation contre les privilèges » (Las Cases, 8 septembre 1816) qui s’enracine dans un processus de portée et dimensions multiples (techniques, économiques, sociales, idéologiques, politiques) et profondes.
  • Ce mouvement a généré aux yeux de Napoléon des contradictions entre les forces révolutionnaires y compris pendant la Convention dans les rapports entre Gironde et Montagne, au sein de la Montagne elle-même et dans le comportement de Robespierre, homme pour lequel Napoléon Bonaparte manifeste depuis 1794 une admiration critique originale, contradictoire, mouvante et qui s’affirme encore (fait alors rare chez les anciens dirigeants de la Révolution) après 1815. C’est le mouvement de cet antagonisme social, idéologique (au sens actuel du terme), politique, militaire que Napoléon invite à discerner dans les processus nationaux et européens entre 1789 et 1815 : « il n’y a en France que deux choses : la Révolution et la Contre-Révolution, l’Ancien et le Nouveau régime ; les privilèges et le peuple ; les armées étrangères et Condé – c’est-à-dire la Vendée – et les armées nationales … ainsi en dernière analyse il n’y a que deux partis. D’un côté, les ultra de quelque dénomination qu’on les affuble ; de l’autre, les hommes de la Révolution : les blancs et les bleus » (entretien avec Bertrand, le 18 juin 1819, p. 377).

Les pôles inséparables et contradictoires d’une identité personnelle

Des traits d’originalité et de singularité de nature différente se manifestent sur un autre versant des attitudes et des élaborations de Napoléon à Sainte-Hélène : celui des tensions contradictoires, voire des impasses et des zones aveugles qu’il manifeste dans ses regards sur l’Histoire et sur le sens de sa propre action, notamment vers la fin de cette histoire. C’est là un chantier complexe dont je ne peux pour finir qu’évoquer ici quelques traits.

Ces comportements me paraissent être le signe et la manifestation d’une relation, organique mais contradictoire, devenue (au fil d’étapes et de remodèlements commencés avec ce que Freud appelait le « roman familial », articulés entre eux tout en connaissant des modifications qualitatives en partie inconscientes) constitutive de l’identité personnelle de l’individu Napoléon Bonaparte. Entendons la relation étroite et la réelle contradiction entre deux pôles. L’un des pôles est celui de la prégnance vive et maintenue chez Napoléon Bonaparte de la vision héroïcocivique, de la patrie, de la révolution, de l’honneur personnel. Les bricolages (à la fois répétés et mouvants) qui sont les siens dans son rapport à la figure de Robespierre sont ici éclairants. L’autre pôle (devenu particulièrement prégnant surtout après thermidor et plus encore après la stabilisation consulaire et les années de pouvoir personnel accentué) est celui du partage de la globalité de la vision du monde de la bourgeoisie « la classe moyenne ». Il y a là deux pôles d’idéaux, de références thématiques et symboliques qui, en liaison contradictoire, sont devenus (au fil des expériences biographiques et historiques) constitutifs des traits originaux de la personnalité de Napoléon Bonaparte.

Le mouvement de la connexion organique et conflictuelle entre ces pôles se manifeste en partie dans les élaborations, où s’entrelacent effort conscient d’apologétique, effort de solutions imaginaires et illusoires aux contradictions qu’il a vécues et qui l’habitent, et pertinente lucidité. Il en va ainsi lorsque l’empereur s’efforce de comprendre et d’expliciter son propre pouvoir et son essai de fondation d’une « quatrième dynastie », tantôt comme une dictature à la romaine destinée à défendre les « intérêts » profonds de la Révolution ; tantôt comme une monarchie du « peuple » fondée sur la souveraineté nationale et par elle, et ayant un contenu radicalement opposé à celui de la monarchie des Bourbons, « rois des nobles ».

La connexion organique et conflictuelle entre les pôles devenus constitutifs de l’identité de Napoléon Bonaparte est aussi source d’énergie et d’aptitudes à l’initiative et à l’action, alors peu communes. C’est sans doute en grande partie en elle que Napoléon (malgré le poids de ses années de despotisme impérial) a pu trouver ce ressort psychique et politique et cette inventivité d’actes et de pensées radicalement rares et singuliers qui lui ont donné la capacité d’imaginer et de mener à bien (contre la première Restauration) le retour de l’île d’Elbe. Il cristallise alors autour de lui la colère populaire des paysans, artisans, ouvriers des Alpes, de Lyon, de Bourgogne, du Jura ainsi que celle des soldats, de l’armée « jusqu’aux capitaines » comme il le dira au terme de cette victoire appuyée sur un tel mouvement de masse qu’elle s’opéra sans combat.

C’est cependant aussi cette étroite connexion qui amène Napoléon à ne pouvoir penser l’organisation de ce mouvement national et révolutionnaire des Cent-Jours que dans le cadre de l’horizon social et politique fixé par la bourgeoisie aisée. Une installation dans pareil cadre dont, au travers de l’attitude des députés « libéraux », il ressent de manière aiguë les risques et le péril sans pouvoir pourtant s’en détacher. De là viennent les affres des insurmontables hésitations après Waterloo, les projets d’exercice de la dictature militaire, nationale et populaire, contre la bourgeoisie de la Chambre afin de reprendre la lutte contre les armées étrangères et les Bourbons (…) puis en raison de l’impossibilité où est Napoléon de penser pareille perspective politique, face au vide de sens et de consistance historiques qu’elle constitue en ce temps-là, le recul qui le mène à la deuxième abdication, puis, déjà en fait proscrit, à la côte atlantique et au navire anglais. Napoléon revient souvent, au long des conversations de Sainte-Hélène, sur cette question des « partis à prendre » avant et après Waterloo. Fréquemment recommencées, de manière répétitive et obsessive, ces interrogations se déroulent sans que le prisonnier parvienne à mener jusqu’au bout, sans angoisse ni désarroi, la compréhension raisonnée de la marche des choses, et de son propre comportement, entre avril 1815 et Waterloo, puis après cette défaite.

Antoine Casanova
historien
directeur de
La Pensée

Source: Commemorations Collection 2004

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