Page d'histoire : Le Code civil des Français 21 mars 1804

Napoléon 1er couronné par le Temps écrit le Code civil
Jean-Baptiste Mauzaisse, huile sur toile
Salon de 1833
Château de Malmaison
© RMN / Daniel Arnaudet

Aujourd’hui moins encore qu’hier, le Droit n’échappe à l’emprise du Temps qui passe. La loi cesse d’être gravée solennellement dans le marbre pour paraître griffonnée hâtivement à la craie par un législateur n’hésitant pas à la retoucher avec une périodicité de plus en plus brève, au risque de transformer le principe selon lequel « Nul n’est censé ignorer la loi » en une fiction de plus en plus fictive…

N’est-il pas alors paradoxal de fêter le bicentenaire du Code civil, certes en partie rénové, mais dont la rédaction de nombre de ses articles, et non des moindres, date encore de 1804 ? Cette éternelle jouvence, salutaire dans un monde juridique en pleine turbulence, semble le fruit de l’heureuse alchimie de multiples facteurs.

Adopté au terme d’une période de profonds bouleversements juridiques, le Code civil entend rompre définitivement avec le passé. L’énumération du célèbre article 7 de la loi du 30 ventôse an XII (21 mars 1804) qui le promulgue paraît trop incantatoire pour n’être pas symbolique : « À compter du jour où ces lois sont exécutoires, les lois romaines, les ordonnances, les coutumes générales ou locales, les statuts, les règlements cessent d’avoir force de loi générale ou particulière dans les matières qui sont l’objet desdites lois composant le présent code ». Rupture apparente, mais également continuité indéniable : le Code civil se nourrit du droit intermédiaire issu de la Révolution comme des deux corps de règles qui caractérisaient l’Ancien droit, droit romain dans les pays de droit écrit, au sud, et droit coutumier dans les pays de coutumes, au nord. Ce compromis juridique se double naturellement d’un compromis politique, le Code civil puisant sa sève dans les nombreux courants d’idées qui ont précédé la Révolution ou l’ont inspirée, comme en témoigne très concrètement la composition de la Commission chargée de son élaboration, dont les membres, attachés pour la plupart à l’Ancien régime, ont néanmoins participé aux différentes assemblées révolutionnaires. Le Code civil instaure ainsi un ordre social conciliant à merveille passé et nouveauté, consolidant la société autour de valeurs qui l’apaisent et la régénèrent, et parachevant le processus d’homogénéisation de la Nation française entamé depuis plusieurs siècles. Ce pacte social fondateur s’inscrit en outre dans une langue sobre et précise qui faisait dire à Stendhal lui-même : « En composant la Chartreuse, pour prendre le ton, je lisais de temps en temps quelques pages du Code civil ».

Napoléon Bonaparte pouvait ainsi à juste titre être fier de ce Code qu’il a largement contribué à faire adopter et dont il a personnellement supervisé l’élaboration, s’inscrivant dans le droit fil des grands souverains conquérants et législateurs de l’Antiquité, tels Hammourabi ou Justinien. Aussi, contemplant depuis son exil de Sainte-Hélène ce que l’on pourrait appeler son fabuleux destin, si l’expression n’était pas aujourd’hui quelque peu galvaudée, il constatait justement : « Ma vraie gloire n’est pas d’avoir gagné quarante batailles ; Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires ; ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon Code civil ». La propagande bonapartiste ne s’y est d’ailleurs pas trompée : tout au long du XIXe siècle, de nombreux tableaux magnifiant l’Empereur font figurer le Code civil au milieu des armes symbolisant ses multiples victoires.

Malgré ses qualités intrinsèques, le Code civil n’en subit pas moins, dans les années qui suivent son adoption, les violentes diatribes des nostalgiques de l’Ancien régime comme de ceux de la Révolution. Mais les passions politiques s’apaisent avec le XIXe siècle finissant, et le centenaire est grandement fêté, cristallisant l’unanimisme latent en sa faveur. Se pose néanmoins, pour la première fois, la question de sa révision, question qui resurgit avec davantage d’acuité encore à la Libération. Pourtant ces tentatives de révision générale s’enlisent sans aboutir, peu soutenues par un pouvoir enfermé dans ses querelles politiciennes. Bouleversements économiques, mutations sociales ou progrès technologiques se conjuguent néanmoins pour accélérer l’inexorable vieillissement du Code civil tout au long du XXe siècle. La décodification, la multiplication de lois spéciales en dehors de sa structure, s’accélère, alors que la jurisprudence conquiert son autonomie, menaçant de le transformer en un vénérable monument historique de droit mort. Son renouveau s’amorce pourtant à partir des années soixante grâce à une importante vague de réformes du droit des personnes et de la famille initiées par le doyen Carbonnier, qui s’inscrivent dans la lettre même du Code, ménageant son esprit tout en assurant sa nécessaire évolution, consacrant ce que le doyen Cornu a pu joliment appeler la « révolution tranquille du droit civil contemporain ». Le moule semble désormais prêt pour une indispensable rénovation d’autres secteurs du Code, comme le droit des obligations ou le droit des biens, gage de sa pérennité.

La patine des ans confère progressivement aux articles du Code l’aura de sagesse qui nimbe les Anciens, alors que son image même devient consensuelle, le Code civil apparaissant comme la véritable Constitution civile de la France, comme l’incarnation des valeurs qui fédèrent notre société, étant récemment consacré comme « lieu de mémoire » de la Nation au même titre que le château de Versailles, la Marseillaise ou le drapeau tricolore, partageant avec eux l’étrange destin d’avoir suscité des passions violentes et contradictoires avant de devenir figure incontestée et consensuelle du patrimoine national.

Produit de l’esprit de géométrie et de finesse français, le Code civil n’en a pas moins connu un extraordinaire destin international. Imposé à l’étranger par la force des armes dans les années qui ont suivi son adoption, il s’impose ensuite rapidement et durablement par la force de la raison aux législateurs des quatre coins du monde, constituant aujourd’hui comme hier, par les idées qu’il symbolise et par la langue qui les véhicule, l’héritage le plus incontestable et incontesté de Napoléon Bonaparte, un des plus nobles et des plus glorieux fleurons de la civilisation française et de la culture francophone.

Rémy Cabrillac
professeur à la faculté de droit de Montpellier

Source: Commemorations Collection 2004

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