Page d'histoire : Sortie de Pierrot Le Fou 1965

Pierrot le Fou est le dixième long métrage de Jean-Luc Godard en cinq ans. Après les débuts éclatants d’À bout de souffle sorti en 1960, il avait aligné une série d’échecs commerciaux : Le Petit Soldat, interdit par la censure pour sympathie excessive envers les activistes de l’Algérie française, autorisé seulement en 1963, Une femme est une femme, Vivre sa vie, Les Carabiniers, Bande à part, etc. Seul Le Mépris (1963) avait tiré son épingle du jeu grâce à la présence de Brigitte Bardot, et encore avait-il déconcerté les admirateurs de la star, tirée de ses rôles habituels par un réalisateur par trop non-conformiste. Sans s’être nullement assagi, renchérissant au contraire sur sa manière propre, Jean-Luc Godard effectua une rentrée tonitruante en 1965 avec Pierrot le Fou qui réconcilia la critique avancée et un vaste public, et lui valut son plus grand succès depuis son premier film. Il y retrouvait la vedette masculine de celui-ci, Jean-Paul Belmondo, qui ne contribua pas peu à la réussite d’une entreprise encore plus originale que les précédentes du cinéaste. Qu’est-ce qui explique la réussite exceptionnelle de cette nouvelle oeuvre ? Peut-être d’abord une certaine accoutumance des spectateurs à un style résolument déconcertant, mais qu’on commençait à comprendre et à apprécier. Le fait aussi que ce style atteignait ici une sorte d’équilibre et d’accomplissement de nature à l’imposer aux plus récalcitrants. Même ceux-ci devenaient sensibles à ce que Jean Tulard appelle « un air nouveau dans un cinéma français corseté par le classicisme » et plus qu’À bout de souffle encore assez proche finalement de la tradition, Pierrot le Fou constituait une rupture et devenait un peu le manifeste de ce que la nouvelle vague avait prétendu faire depuis cinq ou six ans, sans jamais y parvenir complètement. Cette fois plus de récit, même ténu, plus d’histoire, mais une sorte de poème cinématographique sur l’amour fou et la soif d’absolu, des variations visuelles accomplies en toute liberté et en même temps avec une rigueur quasi chorégraphique. Le décalage entre images et dialogue était accentué par une accumulation de collages et de citations littéraires et plastiques mêlant Picasso et les Pieds nickelés, Céline et Rimbaud, Lorca, Stevenson... Un long passage de l’Histoire de l’art d’Élie Faure, lu par Belmondo, éclaire la démarche du film. Là où l’écrivain parlait de Vélasquez « errant autour des objets avec l’air et le crépuscule » et surprenant « les palpitations colorées dont il faisait le centre invisible de sa symphonie silencieuse », il n’est pas interdit d’entendre la voix de Godard, nous livrant son propre manifeste et son art poétique tout en errant lui aussi autour de ses personnages perdus, doublement perdus. Comme l’écrit l’historien du cinéma Vincent Pinel, Pierrot le Fou est « un grand film lyrique où la poésie naît d’un usage de la liberté exceptionnel dans la création cinématographique ». Le même historien a su déceler aussi comment Godard nous présente « deux jeunes gens qui fuient un monde de convention pour se retrouver face à face avec eux-mêmes devant une nature luxuriante... qui renforce par contraste leur propre nudité intérieure ». Voir l’irritante psalmodie d’Anna Karina ressassant sur la plage ensoleillée « J’sais pas quoi faire », parfait aboutissement de la dérive sociale et de la déréliction morale de deux enfants perdus. Certes le cinéma français ou américain nous en avait souvent montrés, mais jamais poussés aussi loin que ceux incarnés ici par Jean-Paul Belmondo et Anna Karina, héros d’un voyage au bout d’une lumière éblouissante, encore plus sombre que n’importe quelle nuit. Cette lumière mortelle rayonnant d’un éclat magnétique et funèbre, Godard ne la retrouvera pas souvent jusqu’à son déchirant Éloge de l’amour ou ses ultimes productions.

 

 Philippe d’Hugues
ancien administrateur général du palais de Tokyo
historien du cinéma

Source: Commemorations Collection 2015

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