Page d'histoire : Mort de la Revue blanche Avril 1903

Une des affiches de la campagne publicitaire
commandée à Henri de Toulouse-Lautrec, 1895
Coll. Musée Toulouse-Lautrec, Albi
© Musée Toulouse-Lautrec,
Albi - Tarn - France

La revue qui, en avril 1903, met fin à sa parution, faute de réussir à assurer son équilibre financier, n’est pas une revue comme les autres. Avec le recul que nous donne le siècle, il ne fait plus de doute qu’il s’est agi d’un lieu sans équivalent dans l’histoire culturelle française puisqu’aussi bien la Revue Blanche aura été àla fois un organe typique de la littérature d’« avant-garde »,au même titre mais pas moins que Le Mercure de France, son contemporain, mais en même temps, et c’est déjà plus rare, la revue d’art de la jeune création plastique, autour des « Nabis », avant d’être, pour finir, ce qu’on n’attendait pas d’elle au départ, le centre de tout un réseau politique, au moment où l’Affaire Dreyfus établit au sein de la société française un clivage profond et, pour beaucoup, décisif.

L’aventure avait pourtant commencé très modestement, en 1889, sous la forme d’un mince cahier franco-belge, lancé par un groupe de jeunes écrivains amateurs séduits par Barrès et Mallarmé : la « petite revue » de cette fin-de-siècle, comme il y en eut tant, et de très éphémères. Dès les premiers mois, cependant, avant même que le siège, l’imprimerie et le centre de gravité réel de la revue ne fussent définitivement passés de la Wallonie à Paris, une famille va occuper le centre de l’entreprise et lui assurer sa stabilité, la famille Natanson, traduite ici en une fratrie de trois membres, Alexandre, Thadée et Louis-Alfred, à laquelle il importe d’adjoindre la compagne du second, la séduisante Misia, future Misia Sert, type achevé de l’égérie artistique. Alexandre sera l’administrateur de la revue, à laquelle il assurera la gestion la plus équilibrée compatible avec le coûteux rôle de mécène que la famille, entraînée sur ce terrain principalement par le puîné, Thadée, allait jouer auprès de jeunes artistes dénommés Bonnard, Vuillard, Signac, Maurice Denis, Toulouse-Lautrec ou Vallotton. La survie au quotidien de la revue sera, quant à elle, l’œuvre de deux secrétaires de rédaction rigoureux, le critique Lucien Muhlfeld, prématurément disparu, puis le très discret et très radical Félix Fénéon, dont la figure inspirera explicitement Jean Paulhan.

L’apogée de la revue se situe entre 1893 et 1900. Le siège passe de la rue des Martyrs à la rue Laffitte, la revue propose des tirages de luxe et des numéros illustrés – objets, d’emblée, d’une vive et fort perspicace spéculation – , commande une campagne d’affiches à Toulouse-Lautrec et crée pour finir sa propre maison d’édition qui, outre quelques habitués du sommaire de la revue, publiera le Quo Vadis de Sienkiewicz ou Les Mille et une nuits du docteur Mardrus.

Car c’est bien de sommaire qu’il s’agit : même si tous ces noms ne figurent pas simultanément dans le même numéro, la Revue blanche est celle qui, au regard de l’histoire, peut se flatter d’avoir eu non seulement comme collaborateurs occasionnels mais pour chroniqueurs un Léon Blum, un Claude Debussy, un André Gide, un Alfred Jarry, un Charles-Louis Philippe. Mais la présence régulière de critiques aujourd’hui oubliés ou méconnus comme Gustave Kahn pour la poésie, Willy pour la musique ou Fagus pour les arts plastiques ne fait pas moins à l’époque pour la réputation du périodique, passé de mensuel à bimensuel en 1895 et qui compte douze mille abonnés au début du XX e siècle.

Pendant quelques numéros, la revue ouvre une rubrique consacrée à l’occultisme, une autre – plus surprenante encore – au sport, partagée entre Blum et Tristan Bernard. La présence de ce dernier, animateur de deux suppléments humoristiques dénommés Le Chasseur de chevelures et Nib, donne la mesure de l’ampleur du champ esthétique couvert, qui va de Mallarmé aux formes élégantes du vaudeville (Pierre Veber, Romain Coolus), en passant par ces « amis de la revue » qui ont nom Jules Renard ou Marcel Proust. Se refusant à être doctrinaire, la Blanche pourrait finir par passer pour éclectique. Elle se sort de cette contradiction en s’ouvrant avec une curiosité jamais lassée sur les arts étrangers, du théâtre de Strindberg aux estampes japonaises, ou en lançant dans la vie parisienne une série d’enquêtes aussi bien culturelles (sur l’influence des lettres scandinaves) que politiques (sur la mémoire de la Commune). Mais c’est la politique qui, pour finir, va donner à la revue son rôle historique le plus original, en même temps qu’elle va ouvrir en son sein une crise latente qui contribuera peut-être à hâter sa fin.

Constituée assez largement d’admirateurs de Barrès, la Revue blanche va prendre en effet, à partir de 1898, nettement position en faveur du capitaine Dreyfus et c’est dans ses colonnes que le rare Lucien Herr, bibliothécaire de la rue d’Ulm, rallié à la Cause, publiera le tout aussi rare texte de rupture collective adressé au Maître par ceux de ses disciples qui ont choisi ce camp. Le sommaire, tout comme le catalogue des Éditions, se ressentira de cet engagement marqué par une part accrue accordée aux sujets politiques, géopolitiques et sociaux. C’est de cette époque que date l’arrivée de jeunes analystes fougueux dénommés Charles Péguy ou Julien Benda, qui font là leurs vraies premières armes de polémistes. Si l’on cherche l’équivalent, approximatif, sinon d’un « parti » du moins d’un état-major du dreyfusisme, c’est ici qu’on le trouvera. Reste que ce gauchissement ne submerge pas tout et que si Félix Fénéon, ami des anarchistes, est un dreyfusard convaincu, c’est le même secrétaire de rédaction qui organise dans les locaux de la revue, à la même époque, la première grande exposition Seurat.

La dernière preuve de la fécondité de la revue est d’ailleurs à chercher dans sa vie posthume : un peu à travers la fortune des créateurs qu’elle aura défendus avant les autres, de Claudel à Jarry, mais beaucoup aussi dans le modèle qu’elle inspire à deux revues lancées après 1903 qui, l’une plus politique, l’autre plus culturelle, se partageront de fait son héritage en paraissant vouloir s’en distinguer mais chacune avec dans son équipe de direction des anciens de la Blanche : les Cahiers de la Quinzaine et La Nouvelle Revue française.

Pascal Ory
professeur à l’université de Paris I - Panthéon-Sorbonne
membre du Haut comité des célébrations nationales

Source: Commemorations Collection 2003

Liens