Page d'histoire : Roland Barthes Cherbourg (Manche), 12 novembre 1915 - Paris, 26 mars 1980

La jeunesse de Roland Barthes se caractérise par quelques traits qui sont sans doute fondateurs. Il y a tout d’abord en octobre 1916 la mort du père, Louis Barthes, qui fait de lui, comme Camus, un orphelin de la Première Guerre mondiale ; il y a la tuberculose qui, à trois reprises en 1934 et plus encore en 1941 et 1942 et entre 1943 et 1946, interrompt longuement ses études ; il y a la musique qu’il pratique comme pianiste, et le chant classique auquel il s’initie avec Charles Panzéra ; il y a enfin, très tôt, l’amour de la littérature, l’expérience du texte avec la fondation du groupe de théâtre antique de la Sorbonne en 1935, et les premiers écrits, comme ceux publiés dans la revue du sanatorium des étudiants de Saint-Hilaire-du-Touvet, où Barthes passe une grande partie de la guerre.

Or, cette marginalisation, qui va longtemps peser sur la situation de Barthes dans l’espace institutionnel, au moins jusque dans les années 1960 où il intègre l’École pratique des hautes études, confère à son oeuvre cet équilibre particulier entre d’un côté l’engagement dans une pensée objective, marquée par le marxisme, le structuralisme et par son intervention décisive dans la fondation de la sémiologie, et d’un autre côté le maintien d’une référence subjective, singulière, voire autobiographique comme cela apparaîtra nettement dans les dernières oeuvres. Pour avoir participé à la grande rupture moderne avec ses contemporains, Lacan, Foucault, Lévi-Strauss, Deleuze, Althusser1, Barthes est le seul qui a été tout à la fois un intellectuel et un écrivain.

Sans doute l’objet privilégié par les Modernes – le langage – a-t-il été susceptible, pour quelqu’un comme Barthes, d’autoriser tout à la fois l’adhésion aux nouveaux axiomes qui émergent (formalisme, antihumanisme, critique du sujet) et une attention extrême à l’expression verbale qui doit les promouvoir. Barthes privilégie une critique, une pensée et une philosophie du « signe » dont les premières traductions sont essentiellement critiques. Critique de la littérature avec Le Degré zéro de l’écriture (1953), critique sociale avec Mythologies (1957), critique du discours universitaire et du savoir institutionnel avec Sur Racine (1963) et Critique et vérité (1966). Il s’agit de faire voir que ce qui se donne comme évidence sensible, collective ou académique est avant tout « langage », ou plutôt le choix d’un certain système de langage que seule une sémiologie – une science des signes – est en mesure de mettre au jour et de décrypter.

L’entreprise critique de Barthes se double d’un projet parallèle, qu’on pourrait qualifier d’apologétique. Successivement le théâtre de Brecht, le Nouveau Roman, certaines oeuvres, celles de Sade, de Proust, de Flaubert, permettent à Barthes de promouvoir une esthétique, une philosophie, une poétique entièrement positive du signe qui va trouver son prétexte majeur dans un pays tout à la fois réel et réinventé, le Japon, avec ce livre capital qui est L’Empire des signes (1970). Le Japon de Barthes constitue un monde où les signes ne tracent jamais rien d’autre que la forme exacte qui les exprime, et dont l’emblème pourrait être cette légende qu’il place sous la photographie d’un visage japonais : « Les yeux, et non le regard, la fente, et non pas l’âme. » La philosophie qui soutient cet art du signe, est une philosophie du « neutre », entendons par là une pensée qui tente de dégager l’expression humaine de l’aliénation qui est ce trop plein de sens dont la société, la culture, la civilisation ne cessent de surcharger le monde. Dans son écriture, Barthes épuise le langage, l’épure, le purifie et tend à une pureté essentielle : le vide, l’interstice. Le signe ne s’ouvre jamais que sur l’espace d’un autre signe.

Si la sémiologie peut être simultanément critique et apologétique, c’est qu’au-delà de sa force analytique, elle est également porteuse de création. Elle est sans doute aussi pour Barthes le détour par lequel réinventer une nouvelle figure de l’écrivain désengluée de l’univers petit-bourgeois des belles-lettres. Cette réinvention est la tâche que Barthes se donne dans la dernière partie de son oeuvre, et dont la « préface » est en quelque sorte Le Plaisir du texte (1973) où il s’agit pour lui de se dégager des limites de la « science ». Trois livres majeurs vont alors se succéder : Roland Barthes par Roland Barthes (1975), qui est un traité de l’écrivain sans oeuvre, Fragments d’un discours amoureux (1977), un traité du sentiment amoureux, et La Chambre claire (1980), un traité de la descente vers la mort, auprès de la mort, de la mère morte. Avec Roland Barthes, c’est un « je » ironique, multiple, décentré, déployé, sur tous les niveaux possibles de l’énonciation ; avec les Fragments, c’est un « je » complexe à la fois lyrique et fragmenté, déjouant tout paradigme sexuel, ni masculin, ni féminin ; avec La Chambre claire, le « je » prend une autre dimension, celle du sujet phénoménologique, jouant l’exploration théorique de la photographie sur le mode d’une quasi-fiction. Dans les trois cas, Barthes se donne un objet mythologique (le moi, l’amour, la mort) qu’il déconstruit comme mythe pour mieux l’investir comme espace formel. Son enseignement au Collège de France où il a été élu en 1977, ouvre le même chemin, notamment avec son dernier cours au titre significatif, « La Préparation du roman ».

Roland Barthes meurt le 26 mars 1980 à la suite d’un accident de la circulation à Paris.

Éric Marty
professeur de littérature contemporaine
université Paris-VII-Paris-Diderot
membre de l’Institut universitaire de France

Voir aussi Célébrations nationales 2007

Source: Commemorations Collection 2015

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