Page d'histoire : Paul Claudel Villeneuve-sur-Fère (Aisne), 6 août 1868 – Paris, 23 février 1955

Camille Claudel (1864-1943) : Paul Claudel à vingt ans, 1888, crayon de couleur sur papier, Nogent-sur-Seine (Aube), musée Camille Claudel (inv. 2010.1.26, don de Reine-Marie Paris en 2008).

Au cours de l’été 1868 naissait Paul Claudel, dans un village du Tardenois. Rien ne semblait alors prédisposer le nouveau venu à devenir ce qu’il serait un jour : par le souffle et l’énergie, la liberté souveraine et l’imagination créatrice, un poète de la famille d’Eschyle, de Dante et de Shakespeare.

Élevé au sein d’une famille agnostique, il reçoit sa formation à une époque où, selon Thibaudet, « le tétrasyllabe Taine-et-Renan » rend « un son indivisible comme Tarn-et-Garonne ». En dirigeant son regard vers les « horizons bornés du positivisme », cette formation desséchante le pousse malgré lui dans la voie du renoncement moral. Cependant, en 1886, la lecture de Rimbaud fait jaillir en lui l’étincelle de la vie spirituelle : ce « mystique à l’état sauvage » l’affranchit du « bagne matérialiste » et étanche sa soif d’infini. Le 25 décembre 1886, à Notre-Dame où l’a poussé la curiosité esthétique, il est empoigné par une main invisible qui fait de lui un homme nouveau. Mais, en un temps où « être chrétien » est « une affirmation d’imbécillité », il doit vaincre en lui bien des résistances pour remettre sa vie, quatre ans plus tard, « entre les mains de l’Église ».

Entre-temps s’est affirmée sa vocation d’écrivain. On l’a vu fréquenter les mardis de Mallarmé. Ces rendez-vous littéraires seront pour lui « un cours du soir », et l’auteur de Divagations, un merveilleux « professeur d’attention ». L’époque à laquelle il fait ses débuts admire aussi Wagner, qui a transformé le théâtre en art total. Aussi choisit-il le drame comme mode d’expression privilégié : il compose les premières versions de Tête d’or, de La Ville et de La Jeune Fille Violaine, qui évoquent son combat spirituel, « aussi brutal que la bataille d’hommes » (Rimbaud). S’y affirment son tempérament volcanique et cette langue inouïe, qui bouleverse Maeterlinck. « Vous êtes entré dans ma maison comme une horrible tempête », lui écrit l’auteur de Pelléas : « Êtes-vous le comte de Lautréamont ressuscité ? » Demeurera chez Claudel cette fureur initiale, qui fait dire au Furius des Conversations dans le Loir-et-Cher : « Mon désir n’est pas de créer l’ordre, mais le désordre au sein d’un ordre absurde, ni d’apporter la liberté, mais simplement de rendre la prison visible. »

Claudel, qui vient d’accéder aux carrières diplomatiques, quitte l’Europe en 1893. Commence une vie itinérante, qui le conduit en Amérique, puis en Chine. Le poète, qui doit désormais compter avec le consul, y écrit L’Échange, Vers d’exil, Le Repos du septième jour, Connaissance de l’Est. Mais c’est une expérience autrement bouleversante que lui apportent ses voyages : la passion, qui fond sur lui à l’aube du nouveau siècle. Alors qu’il vient de renoncer à se faire bénédictin, un amour dévastateur touche son coeur – ce « coeur qui d’abord résiste, comme un vase qu’on enfonce dans l’eau et qui se remplit tout à coup ». Il s’éprend de Rose Vetch, une femme mariée, et finit, en l’absence de son époux, par l’accueillir sous son toit au mépris du scandale. De cette expérience capitale sortiront deux chefs-d’oeuvre de la lyrique moderne : un drame, Partage de midi, et le monument poétique des Cinq Grandes Odes. L’amour humain y apparaît, à travers ses méandres, ses obstacles et ses sacrifices, comme une sublime propédeutique de l’amour divin. Vient le temps de la rupture avec Rose.

Claudel se marie, connaît l’apaisement. Sa poésie, dans La Cantate à trois voix, évolue vers des formes plus classiques, comme son théâtre avec la trilogie des Coûfontaine. Mais Le Soulier de satin, composé dans les années vingt, dément par son baroquisme tout assagissement du poète, qui se signale par cette « co-naissance » dont il a écrit le traité dans son Art poétique. Co-naître, c’est trouver sa place dans la solidarité de tout ce qui existe sub specie æternitatis, c’est suivre l’élan d’une genèse commune de l’homme dans les choses et des choses dans l’homme. En ce sens, c’est apprendre à donner forme, et la poésie est cet apprentissage, qui débouche sur une célébration simultanée du Créateur et du créé.

À partir de 1935, Claudel se retire dans sa propriété de Brangues, où il se consacre à l’écriture. Il entreprend de commenter l’Écriture, cette nourriture quotidienne : « J’interroge la Bible, dit-il simplement, et la Bible m’interroge. » Ses exégèses symboliques l’occupent encore quand il disparaît en 1955, au cours de l’hiver. Pendant un demi-siècle, il aura été poète dans un sens bien particulier : il aura eu pour seule ambition de tout envisager « avec un coeur catholique », c’est-à-dire d’un point de vue universel. Il aura ainsi célébré la Beauté et la Sagesse de la présence transcendante dont les manifestations sur cette terre ne cessaient de l’émerveiller. « Quelqu’un qui admire a toujours raison » : cette confidence faite un jour à André Suarès le révèle tout entier.

Pierre Glaudes
université Paris-Sorbonne

Source: Commemorations Collection 2018

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